Ce ne sont que des racontars. Tenez, pas plus tard que la semaine dernière, Ashley Wilkes et son père ont dit à papa que nos délégués à Washington arriveraient à… à… un accord amiable avec M. Lincoln au sujet de la Confédération. Et puis les Yankees ont trop peur de nous pour se battre. Il n’y aura pas de guerre et j’en ai assez d’en entendre parler.

— Il n’y aura pas de guerre ! s’écrièrent les jumeaux indignés comme si on les avait frustrés d’un bien.

— Mais si, mon chou, il y aura la guerre, dit Stuart. Les Yankees ont peut-être peur de nous, mais après le bombardement d’avant-hier et la façon dont le général Beauregard les a délogés du fort Sumter[2] ils seront bien forcés de se battre, sinon ils passeront pour une bande de lâches aux yeux du monde entier. Voyons, la Confédération… »

Scarlett fit une moue dégoûtée.

— » Si vous répétez encore une fois le mot “guerre”, je vais m’enfermer dans la maison. Aucun mot ne m’a plus crispée si ce n’est celui de “sécession”. Papa parle de guerre matin et soir et tous les visiteurs qui viennent crient à m’en faire hurler quand ils abordent le chapitre du fort Sumter, des droits des États ou d’Abe Lincoln. Et les jeunes gens aussi s’en mêlent ! Ils ne parlent que de cela et de leur chère vieille troupe. On ne s’est amusé nulle part ce printemps-ci parce que les jeunes gens n’avaient pas d’autre mot à la bouche. Je suis joliment contente que la Géorgie ait attendu la Noël pour se séparer, sans quoi toutes les réunions auraient été ratées. Si vous prononcez encore le mot “guerre”, je rentre. »

Scarlett aurait fait comme elle avait dit, car elle ne pouvait pas suivre longtemps une conversation dont elle n’était pas le principal objet. Pourtant elle sourit. Ses fossettes se creusèrent et ses cils noirs se mirent à battre aussi vite que des ailes de papillon. Ainsi qu’elle l’avait souhaité, les garçons furent ravis et se hâtèrent de lui demander pardon de l’avoir importunée. Ils ne lui en voulurent pas du tout de son manque d’intérêt. Au contraire. La guerre était affaire d’hommes, et ils prirent son attitude pour une preuve de sa féminité.

Après-avoir réussi à les détourner du sujet fastidieux de la guerre, elle reprit le débat sur la situation présente des deux frères.

« Qu’a dit votre mère en apprenant que vous étiez encore renvoyés ? »

Les deux jeunes gens parurent mal à l’aise. Ils se rappelaient la façon dont s’était comportée leur mère trois mois auparavant, lorsqu’ils étaient revenus de l’Université de Virginie.

« Eh bien ! fit Stuart, elle n’a pas encore eu l’occasion de dire grand-chose.

— Ce matin, Tom et moi, nous avons quitté la maison de bonne heure. Elle n’était pas levée. Tom, lui, est allé faire un tour chez les Fontaine pendant que nous nous rendions ici.

— Elle ne vous a rien dit quand vous êtes rentrés hier soir ?

— Hier soir, nous avons eu de la chance. Avant notre arrivée, on a amené le nouveau pur-sang que maman a acheté au Kentucky le mois dernier. Toute la maison était sens dessus dessous. C’est un fameux cheval, Scarlett ; il faudra que vous disiez à votre père de venir le voir dès qu’il pourra… il a déjà mordu son palefrenier en chemin et il a piétiné deux des négros de maman qui étaient allés le chercher au train à Jonesboro. Juste avant que nous débarquions à la maison, il a presque démoli l’écurie et il a à moitié tué Strawberry, le vieux pur-sang de maman. Quand nous sommes arrivés, maman était dans l’écurie en train de le calmer à grand renfort de morceaux de sucre et, ma foi, elle n’y réussissait pas trop mal. Les négros en faisaient des yeux ! Ils avaient si peur qu’ils s’étaient accrochés aux poutres de l’écurie, mais maman parlait au cheval comme s’ils étaient, elle et lui, de vieilles connaissances, et lui donnait à manger dans le creux de sa main. Il n’y en a pas deux comme maman pour s’entendre avec un cheval. Lorsqu’elle nous a vus, elle a dit : « Au nom du Ciel, que venez-vous encore faire à la maison tous les quatre ? Vous êtes pires que les sept plaies d’Égypte ! » Sur ce, le cheval s’est mis à hennir et à ruer et maman a dit : « Sortez d’ici ! Vous ne voyez pas qu’il est nerveux, le pauvre mignon ! Je m’occuperai de vous demain matin ! » Alors nous sommes allés nous coucher. Ce matin, nous sommes sortis avant qu’elle puisse nous pincer et nous avons laissé Boyd se débrouiller avec elle.

— Pensez-vous qu’elle battra Boyd ? »

Comme le reste du comté, Scarlett n’arrivait pas à s’habituer à la façon dont la petite Mme Tarleton corrigeait ses grands fils et au besoin leur administrait des coups de cravache sur le dos.

Béatrice Tarleton était une femme affairée. Elle avait sur les bras non seulement une vaste plantation de coton, une centaine de nègres et huit enfants, mais aussi la plus grande ferme d’élevage de chevaux de l’État. D’un caractère emporté et facilement mise hors d’elle par les fréquentes incartades de ses quatre fils, elle estimait qu’une petite volée de temps en temps ne faisait pas de mal aux garçons, ce qui ne l’empêchait pas d’interdire qu’on touchât à un cheval ou à un esclave.

« Mais non, elle ne battra pas Boyd. Elle ne l’a jamais beaucoup battu parce qu’il est l’aîné et que c’est l’avorton de la bande, dit Stuart, fier de sa haute taille.