C’est pourquoi nous l’avons laissé à la maison s’expliquer avec elle. Grand Dieu ! Maman devrait bien cesser de nous rosser. Nous avons dix-neuf ans, Tom en a vingt et un, elle se conduit comme si nous n’en avions que six.

— Votre mère viendra-t-elle demain sur le nouveau cheval au pique-nique[3] des Wilkes ?

— Elle en a envie, mais papa dit que c’est dangereux. Du reste les petites ne la laisseront pas faire. Elles disent qu’elles finiront bien par l’emmener au moins une fois à une réunion comme une vraie dame, en voiture.

— J’espère qu’il ne pleuvra pas demain, déclara Scarlett. Il a plu presque tous les jours depuis une semaine. Rien n’est pire qu’un pique-nique qui se termine entre quatre murs.

— Oh ! Demain, il fera beau et chaud comme au mois de juin, fit Stuart. Regarde-moi ce coucher de soleil. Je n’en ai jamais vu de plus rouge. On peut toujours prédire le temps d’après les couchers de soleil. »

Leurs regards se posèrent sur l’immense étendue du domaine de Gérald O’Hara, les champs de coton fraîchement labourés et sur l’horizon rougeoyant. Maintenant que, derrière ces collines, par-delà la rivière Flint, le soleil se couchait dans une débauche de pourpre, la chaleur d’avril se transformait peu à peu en une fraîcheur légère mais bienfaisante.

Cette année-là, le printemps était venu de bonne heure, accompagné d’averses tièdes et brèves. Les fleurs roses des pêchers avaient éclos soudain et les cornouillers avaient semé d’étoiles blanches le marais sombre et les collines lointaines. Déjà, les labours étaient presque achevés et la gloire sanglante du couchant rehaussait la teinte des sillons récemment tracés dans la glaise rouge de Géorgie. Retourné par les charrues, le sol humide et affamé attendait les graines de coton, rosissait sur le dos sablonneux des sillons, se colorait de vermillon, d’écarlate et de brun dans les creux où s’étiraient des lignes d’ombre. Le bâtiment de la plantation, avec ses murs de briques au crépi blanc, ressemblait à une île posée au milieu d’une mer rouge et déchaînée dont les lames déformées, sinueuses, tourbillonnantes eussent été pétrifiées au moment de déferler en rouleaux empanachés de rose. En cet endroit n’existaient pas les longs sillons tels qu’on en pouvait voir dans les champs d’argile jaune de la plate campagne au centre de la Géorgie ou sur les terres noires et fertiles du littoral. En Géorgie du Nord, les terres labourées qui ondulaient au pied des collines étaient creusées de milliers de sillons en forme de croissants destinés à empêcher le riche limon de glisser dans le lit des rivières.

C’était une terre sauvagement rouge, couleur de sang après les pluies, brique pendant les sécheresses, la meilleure terre à coton du monde. C’était un pays aux maisons blanches, aux paisibles champs labourés, aux cours d’eau lents et jaunâtres, mais un pays de contrastes où la réverbération du soleil était la plus aveuglante, où l’ombre était la plus dense. Les clairières et les milles et les milles de champs de coton appartenant à la plantation souriaient à un soleil chaud, placide, complaisant. À leur lisière se dressaient les forêts vierges, sombres et fraîches même aux midis les plus brûlants, forêts mystérieuses, un peu sinistres, dont les pins bruissants semblaient depuis des siècles monter une garde patiente et dans un soupir formuler leur menace : « Attention ! Attention ! Nous avons eu le dessus autrefois ! Nous pourrions bien vous reprendre ! »

Aux oreilles des trois jeunes gens assis sous la véranda parvenaient le bruit des bêtes martelant le sol de leurs sabots, le cliquetis des traits, le rire pointu et nonchalant des nègres qui rentraient des champs avec leurs mules. De l’intérieur de la maison montait la voix douce de la mère de Scarlett, Ellen O’Hara, qui appelait la petite négresse chargée de porter son panier de clés. La voix perçante de l’enfant répondait « Oui, M’ame », et l’on entendait s’entrechoquer les assiettes et tinter l’argenterie tandis que Pork, le majordome de Tara, dressait la table pour le dîner.

Les jumeaux se rendirent compte qu’il était temps de rentrer chez eux, mais ils n’avaient guère envie d’affronter leur mère et ils s’attardèrent sous la véranda dans l’espoir que Scarlett les retiendrait à dîner.

« Écoute, Scarlett. À propos de demain, dit Brent. Ce n’est pas notre faute si nous ignorions qu’il y aurait un pique-nique et un bal demain soir. Tu danseras bien avec nous ? Tu n’as pas promis toutes tes danses, au moins ?

— Mais si ! Comment aurais-je pu savoir que vous seriez revenus ? Je n’allais pas risquer de faire tapisserie uniquement pour vous attendre tous les deux !

— Toi, faire tapisserie ! »

Les garçons se mirent à rire bruyamment.

« Écoute, mon chou. Il faut que tu m’accordes la première valse, que tu réserves la dernière à Stu et que tu soupes avec nous. Comme au dernier bal, nous nous assoirons sur les marches de l’escalier et nous demanderons à Mama Jincy de nous dire la bonne aventure.

— Je n’aime pas que Mama Jincy dise la bonne aventure. Vous savez qu’elle a prédit que j’épouserai un monsieur aux cheveux d’un noir de jais et aux longues moustaches, et j’ai horreur des messieurs aux cheveux noirs.

— Tu les aimes quand ils ont les cheveux roux, n’est-ce pas, mon chou ? fit Brent en souriant. Allons, laisse-toi faire, promets-nous de nous accorder ces valses et de souper avec nous.

— Si tu nous fais cette promesse, nous te confierons un secret, déclara Stu.

— Lequel ? s’écria Scarlett avec une curiosité d’enfant.

— S’agit-il de ce que nous avons entendu raconter hier à Atlanta, Stu ? Si c’est cela, tu sais que nous avons promis de ne rien dire.

— Miss Pitty nous l’a bien dit.

— Miss qui ?

— Tu sais bien, la cousine d’Ashley Wilkes, celle qui habite Atlanta, Miss Pittypat Hamilton, la tante de Charles et de Mélanie Hamilton.

— Oui, je sais, c’est la vieille dame la plus sotte que j’aie jamais rencontrée.

— Eh bien hier, quand nous étions à Atlanta à attendre notre train, sa voiture s’est arrêtée devant la gare. Elle en est descendue pour bavarder avec nous et elle nous a confié que demain soir, au bal des Wilkes, on annoncerait un mariage.

— Oh ! Je sais à quoi m’en tenir, dit Scarlett, déçue. On annoncera les fiançailles de son imbécile de neveu Charlie Hamilton et de Honey Wilkes.