Tout le monde savait depuis des années qu’ils
finiraient par se marier un beau jour, bien que Charles n’ait jamais eu l’air
très enthousiaste.
— Tu le trouves idiot ? interrogea
Brent. L’année dernière, à Noël, tu l’as pourtant laissé pas mal tourner autour
de toi !
— Je ne pouvais pas l’en empêcher, fit
Scarlett en haussant négligemment les épaules. Mais, à mon avis, c’est une
vraie poule mouillée.
— D’ailleurs, ce ne seront pas ses
fiançailles qu’on annoncera, déclara Stuart d’un ton triomphant. Ce seront
celles d’Ashley et de la sœur de Charlie, Miss Mélanie ! »
Le visage de Scarlett ne changea pas d’expression,
mais ses lèvres pâlirent comme celles d’une personne qui a reçu un coup aussi
violent qu’inattendu et qui, sur le moment, ne comprend pas ce qui s’est passé.
Elle regarda Stuart, et son visage était si impassible que le jeune homme, fort
peu psychologue, pensa qu’elle était simplement surprise et très intéressée par
cette révélation.
« Miss Pitty nous a dit qu’on ne voulait pas
rendre la chose officielle avant l’année prochaine parce que Miss Melly n’était
pas très bien portante, mais qu’avec toutes ces rumeurs de guerre les deux
familles estiment qu’il vaut mieux hâter le mariage. C’est pour cela qu’on
annoncera les fiançailles demain soir au milieu du souper. Scarlett, maintenant
que nous t’avons révélé le secret, il faut que tu nous promettes de souper avec
nous.
— C’est entendu, dit Scarlett comme une
automate.
— Et tu nous accorderas des valses ?
— Toutes.
— Tu es gentille ! Je parie que les
autres garçons en crèveront de jalousie.
— Qu’ils en crèvent, fit Brent. Écoute,
Scarlett, tu resteras avec nous pendant le pique-nique ?
— Quoi ? »
Brent renouvela sa requête.
« Bien sûr. »
Les jumeaux se regardèrent. Ils jubilaient, mais
ils étaient un peu étonnés. Ils avaient beau se considérer comme les plus
favorisés des soupirants de Scarlett, jamais auparavant ils n’avaient obtenu
aussi aisément d’elle une marque de faveur. D’habitude Scarlett les obligeait à
la prier et à la supplier, les renvoyait aux calendes, refusait de leur
répondre, riait quand ils boudaient, se renfrognait quand ils se mettaient en
colère. Et, tout d’un coup, elle venait de leur promettre presque toute la
journée du lendemain. Elle consentait à s’asseoir près d’eux au pique-nique,
elle leur réservait toutes les valses (ils comptaient bien s’arranger pour
qu’on ne dansât que des valses !) ; elle acceptait de souper avec
eux. Ça valait bien la peine de s’être fait renvoyer de l’Université !
Gonflés d’un enthousiasme subit, ils ne se
pressaient pas de partir. Ils parlaient du pique-nique, du bal, d’Ashley Wilkes
et de Mélanie Hamilton. Ils se coupaient la parole ; ils faisaient des
plaisanteries, ils riaient, ils se livraient à des commentaires d’ordre général
sur les invitations à souper. Il leur fallut un certain temps avant de
s’apercevoir que Scarlett ne disait presque rien. L’atmosphère avait changé.
Les jumeaux n’auraient su dire pourquoi, mais cette fin de journée avait perdu
son charme délicieux. Bien que Scarlett répondît correctement à leurs
questions, elle semblait ne prêter qu’une attention toute relative à la
conversation. Devinant quelque chose qu’ils ne pouvaient comprendre, les
jumeaux, déconcertés et ennuyés, tinrent bon quelque temps encore, puis ils se
levèrent à contrecœur en consultant leur montre.
Le soleil descendait sur les champs labourés et de
l’autre côté de la rivière les grands bois profilaient leur silhouette sombre.
Des hirondelles traversaient la cour comme des flèches. Des poules, des canards
et des dindons rentraient des champs à la débandade tout en se dandinant et en
se pavanant.
Stuart lança un « Jeems ! »
retentissant et, au bout de quelques instants, un grand nègre de l’âge des
jumeaux fit en courant le tour de la maison et, hors d’haleine, se précipita
vers les chevaux à l’attache. Jeems était le domestique des deux frères et,
comme les chiens, il les accompagnait partout. Il avait partagé les jeux de
leur enfance et on leur en avait fait cadeau le jour où ils avaient eu dix ans.
À sa vue, les chiens couchés dans la poussière rouge se levèrent et guettèrent
l’arrivée de leurs maîtres. Les jeunes gens s’inclinèrent, serrèrent la main de
Scarlett et lui dirent qu’ils l’attendraient de bonne heure le lendemain matin
chez les Wilkes. Puis ils s’éloignèrent au pas de course, sautèrent en selle
et, suivis de Jeems, descendirent au galop l’avenue plantée de cèdres tout en
agitant leurs chapeaux et en poussant des cris d’adieu.
Quand ils eurent tourné la route poussiéreuse et
qu’ils eurent perdu Tara de vue, Brent arrêta son cheval sous un bosquet de
cornouillers. Stuart l’imita et le jeune nègre immobilisa sa monture à quelques
pas en arrière. Sentant qu’on leur lâchait les rênes, les chevaux allongèrent
le cou et se mirent à brouter l’herbe printanière. Patients, les chiens
s’allongèrent de nouveau dans la poussière molle et rouge et suivirent d’un œil
distrait la ronde des hirondelles dans le crépuscule. Le large visage naïf de
Brent trahissait l’embarras et une légère indignation.
« Écoute, fit-il, tu n’as pas l’impression
qu’elle aurait dû nous demander de rester à dîner ?
— Je croyais qu’elle l’aurait fait, répondit
Stuart. J’ai attendu qu’elle se décide, mais elle n’a pas bougé. Qu’en
penses-tu ?
— Je n’en pense rien du tout.
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