Mais il n’a pas encore dû trouver le bon
moment. Je parie que maman est si accaparée par ce nouveau cheval qu’elle
oublie notre retour et qu’elle n’y pensera qu’en se mettant à table et en
voyant Boyd. Et avant la fin du dîner elle aura déjà jeté feu et flamme. Et il
faudra attendre dix heures du soir pour que Boyd arrive à lui démontrer
qu’aucun de nous ne pouvait décemment rester à l’Université, étant donné le ton
sur lequel le directeur nous a parlé, à toi et à moi. Enfin, à minuit, elle
sera dans une telle colère contre lui qu’elle demandera à Boyd pourquoi il ne
l’a pas tué. Non, nous ne pouvons pas rentrer à la maison avant minuit. »
Les jumeaux échangèrent un regard gêné. Ils se
moquaient pas mal de monter des chevaux sauvages, d’essuyer un coup de feu dans
une bagarre ou d’exciter l’indignation de leurs voisins, mais ils avaient une
sainte terreur des réflexions cinglantes de leur mère et de la cravache dont
elle ne se faisait pas faute de leur administrer une volée.
« Écoute-moi, dit Brent. Allons chez les
Wilkes Ashley et les petites seront ravis de nous garder à dîner. »
Stuart parut ennuyé.
« Non, n’y allons pas. Ils doivent être sur
les dents avec le pique-nique de demain, et puis…
— Oh ! J’oubliais, se hâta de dire
Brent. Non ! N’y allons pas… »
Ils éperonnèrent leurs chevaux et trottèrent
pendant un certain temps en silence. Stuart avait rougi sous son hâle. Jusqu’à
l’été précédent il avait fait la cour à India Wilkes avec l’approbation des
deux familles et du comté tout entier. Les gens du pays estimaient que la
froide et réservée India Wilkes aurait peut-être une influence salutaire sur
lui. En tout cas, c’était leur espoir le plus cher. Stuart aurait pu l’épouser
si Brent n’avait pas manifesté son mécontentement. Brent avait de la sympathie
pour India, mais il la trouvait joliment fade et il lui était purement et
simplement impossible de s’éprendre d’elle pour tenir compagnie à Stuart. Pour
la première fois, les jumeaux n’avaient pas eu le même goût et Brent en avait
voulu à son frère de faire attention à une jeune fille qui, pour lui, n’avait
rien de particulier.
Et puis, l’été précédent, au cours d’une réunion
politique dans un petit bois de chênes à Jonesboro, tous deux s’étaient soudain
rappelé l’existence de Scarlett O’Hara. Ils la connaissaient depuis des années
et, dans leur enfance, elle avait été l’une de leurs compagnes de jeux
préférées, car elle savait monter à cheval et grimper aux arbres presque aussi
bien qu’eux. Mais maintenant, à leur grande surprise, elle s’était transformée
en femme et était devenue la jeune fille la plus délicieuse du monde.
Pour la première fois, ils avaient remarqué la
vivacité de ses yeux verts, ses fossettes, ses petites mains, ses petits pieds
et sa taille fine. Leurs réflexions l’avaient fait rire aux éclats et, partant
de l’idée qu’elle les considérait tous deux comme des êtres remarquables, ils
s’étaient surpassés.
Ce fut une journée mémorable dans la vie des
jumeaux. Par la suite, quand ils en reparlèrent, ils se demandèrent toujours
pourquoi ils n’avaient pas découvert plus tôt le charme de Scarlett. Ils
n’arrivèrent jamais à résoudre ce problème bien simple, cependant, car Scarlett
avait décidé ce jour-là d’attirer l’attention des jumeaux. Elle était
foncièrement incapable de supporter qu’un homme s’éprît d’une autre femme qu’elle,
et la vue de Stuart et d’India Wilkes à cette réunion en avait été trop pour sa
nature dominatrice. Stuart ne lui suffisait pas, elle avait également jeté son
dévolu sur Brent et s’était acquittée de sa tâche avec une perfection qui les
avait laissés pantelants.
Désormais ils s’étaient tous deux épris d’elle et
le souvenir d’India Wilkes et de Letty Munroe, qui habitait Lovejoy et à qui
Brent avait fait la cour sans grande conviction, était bien estompé dans leur
mémoire. Les jumeaux ne se demandaient pas ce que ferait le perdant au cas où
Scarlett accorderait sa main à l’un d’eux. Il serait bien temps de prendre
alors une décision. Pour le moment, ils étaient tout à fait contents d’être de
nouveau d’accord sur une jeune fille, car la jalousie n’existait pas entre eux.
Cette situation intéressait les voisins et préoccupait leur mère, qui n’aimait
pas Scarlett.
« Ce sera bien fait pour, vous si cette fine
mouche épouse l’un de vous, disait-elle. À moins qu’elle ne vous épouse tous
les deux. Dans ce cas, vous serez obligés de transporter vos pénates dans
l’Utah si les Mormons veulent de vous… ce dont je doute. La seule chose qui me
tracasse, c’est qu’un beau jour vous allez vous monter la tête et devenir
jaloux l’un de l’autre pour cette petite drôlesse, cette vaurienne aux yeux
verts, et que vous finirez par vous tuer.
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