J’ai
commencé par toi, Nicholl, parce que tu étais dessus. Passons
maintenant à Barbicane. »
Cela dit, Ardan et Nicholl soulevèrent le président du Gun-Club
et le déposèrent sur le divan. Barbicane semblait avoir plus
souffert que ses compagnons. Son sang avait coulé, mais Nicholl se
rassura en constatant que cette hémorragie ne provenait que d’une
légère blessure à l’épaule. Une simple écorchure qu’il comprima
soigneusement.
Néanmoins, Barbicane fut quelque temps à revenir à lui, ce dont
s’effrayèrent ses deux amis qui ne lui épargnaient pas les
frictions.
« Il respire cependant, disait Nicholl, approchant son oreille
de la poitrine du blessé.
– Oui, répondait Ardan, il respire comme un homme qui a quelque
habitude de cette opération quotidienne. Massons, Nicholl, massons
avec vigueur. »
Et les deux praticiens improvisés firent tant et si bien, que
Barbicane recouvra l’usage de ses sens. Il ouvrit les yeux, se
redressa, prit la main de ses deux amis, et, pour sa première
parole :
« Nicholl, demanda-t-il, marchons-nous ? »
Nicholl et Barbicane se regardèrent. Ils ne s’étaient pas encore
inquiétés du projectile. Leur première préoccupation avait été pour
les voyageurs, non pour le wagon.
« Au fait marchons-nous ? répéta Michel Ardan.
– Ou bien reposons-nous tranquillement sur le sol de la
Floride ? demanda Nicholl.
– Ou au fond du golfe du Mexique ? ajouta Michel Ardan.
– Par exemple ! » s’écria le président Barbicane.
Et cette double hypothèse suggérée par ses compagnons eut pour
effet immédiat de le rappeler immédiatement au sentiment.
Quoi qu’il en soit, on ne pouvait encore se prononcer sur la
situation du boulet. Son immobilité apparente ; le défaut de
communication avec l’extérieur, ne permettaient pas de résoudre la
question. Peut-être le projectile déroulait-il sa trajectoire à
travers l’espace ; peut-être, après un court enlèvement,
était-il retombé sur terre, ou même dans le golfe du Mexique, chute
que le peu de largeur de la presqu’île floridienne rendait
possible.
Le cas était grave, le problème intéressant. Il fallait le
résoudre au plus tôt. Barbicane, surexcité et triomphant par son
énergie morale de sa faiblesse physique, se releva. Il écouta. A
l’extérieur, silence profond. Mais l’épais capitonnage était
suffisant pour intercepter tous les bruits de la Terre. Cependant,
une circonstance frappa Barbicane. La température à l’intérieur du
projectile était singulièrement élevée. Le président retira un
thermomètre de l’enveloppe qui le protégeait, et il le consulta.
L’instrument marquait quarante-cinq degrés centigrades.
« Oui ! s’écria-t-il alors, oui ! nous marchons !
Cette étouffante chaleur transsude à travers les parois du
projectile ! Elle est produite par son frottement sur les
couches atmosphériques. Elle va bientôt diminuer, parce que déjà
nous flottons dans le vide, et après avoir failli étouffer, nous
subirons des froids intenses.
– Quoi, demanda Michel Ardan, suivant toi, Barbicane, nous
serions dès à présent hors des limites de l’atmosphère
terrestre ?
– Sans aucun doute, Michel. Ecoute-moi. Il est dix heures
cinquante-cinq minutes. Nous sommes partis depuis huit minutes
environ. Or, si notre vitesse initiale n’eût pas été diminuée par
le frottement, six secondes nous auraient suffi pour franchir les
seize lieues d’atmosphère qui entourent le sphéroïde.
– Parfaitement, répondit Nicholl, mais dans quelle proportion
estimez-vous la diminution de cette vitesse par le
frottement ?
– Dans la proportion d’un tiers, Nicholl, répondit Barbicane
cette diminution est considérable, mais, d’après mes calculs, elle
est telle. Si donc nous avons eu une vitesse initiale de onze mille
mètres, au sortir de l’atmosphère cette vitesse sera réduite à sept
mille trois cent trente-deux mètres, quoi qu’il en soit, nous avons
déjà franchi cet intervalle, et…
– Et alors, dit Michel Ardan, l’ami Nicholl a perdu ses deux
paris : quatre mille dollars, puisque la Columbiad n’a pas
éclaté ; cinq mille dollars, puisque le projectile s’est élevé
à une hauteur supérieure à six milles. Donc, Nicholl,
exécute-toi.
– Constatons d’abord, répondit le capitaine, et nous paierons
ensuite. Il est très possible que les raisonnements de Barbicane
soient exacts et que j’aie perdu mes neuf mille dollars. Mais une
nouvelle hypothèse se présente à mon esprit, et elle annulerait la
gageure.
– Laquelle ? demanda vivement Barbicane.
– L’hypothèse que, pour une raison ou une autre, le feu n’ayant
pas été mis aux poudres, nous ne soyons pas partis.
– Pardieu, capitaine, s’écria Michel Ardan, voilà une hypothèse
digne de mon cerveau ! Elle n’est pas sérieuse ! Est-ce
que nous n’avons pas été à demi assommés par la secousse ?
Est-ce que je ne t’ai pas rappelé à la vie ? Est-ce que
l’épaule du président ne saigne pas encore du contrecoup qui l’a
frappée ?
– D’accord, Michel, répéta Nicholl, mais une seule question.
– Fais, mon capitaine.
– As-tu entendu la détonation qui certainement a dû être
formidable ?
– Non, répondit Ardan, très surpris, en effet, je n’ai pas
entendu la détonation.
– Et vous, Barbicane ?
– Ni moi non plus.
– Eh bien ? fit Nicholl.
– Au fait ! murmura le président, pourquoi n’avons-nous pas
entendu la détonation ? »
Les trois amis se regardèrent d’un air assez décontenancé.
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