Avec un élastique
CHARLES WILLIAMS
Avec un élastique
TRADUIT DE L’AMÉRICAIN PAR BRUNO MARTIN
Nrf
GALLIMARD
Titre original :
THE BIG BITE
Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous les pays.
© Charles Williams, 1956.
© Éditions Gallimard, 1957, pour la traduction française.
I
Ils m’avaient assuré qu’elle serait exactement comme avant, mais ce n’était pas vrai. Je m’en aperçus dès la fin de la première semaine d’entraînement. Ils avaient recollé les morceaux, d’accord, et cela ressemblait bien à une guibolle, mais il y manquait quelque chose. McGilvray, sans doute le meilleur trois-quarts arrière de formation T, me passait régulièrement le ballon une demi-foulée trop en avant. On avait joué tous deux ensemble, à l’Université d’abord, et depuis cinq ans comme professionnels, aussi savait-il parfaitement où j’aurais dû me trouver. Moi aussi, mais je n’arrivais pas à m’y tenir. Après s’être extirpé pour la dixième fois de dessous le tombereau de barbaque empilée sur nous après la mêlée, il recracha un peu de terreau et me dit:
— On est encore un peu rouillé, Harlan. Peut-être que je force trop ?
— Possible, ma vieille.
Mais je savais bien que non.
A la passe suivante, il m’expédia la balle à l’endroit où j’étais, au lieu de là où j’aurais dû être, et je me fis écrabouiller derrière la ligne par deux bleusailles. Et pas des gars de l’équipe des « Browns », de Cleveland, mais simplement des débutants qui se faisaient la main. Et cela continua ainsi tout au long de la partie. Quand on projeta le film pour voir qui avait raté ses plaquages, il devint évident que je n’étais plus du tout dans le coup. On vous ouvre le passage, mais on ne peut pas vous garantir qu’il restera dragué tout l’été comme un chenal pour bateaux. Pour peu qu’on soit en retard d’une demi-foulée, en division nationale de rugby, on a l’air d’une octogénaire qui tenterait de remonter les chutes du Niagara avec une paire de béquilles. On vous passe dessus sans même vous laisser le temps de cracher vos dents. L’entraîneur me donna pourtant toutes les chances possibles, il me colla même en défense avant de me laisser partir, mais il n’y avait rien à faire. Je ne pouvais plus pivoter et virer assez vite pour suivre le jeu, même quand j’avais repéré la combine adverse, et chaque fois j’étais bon pour le rouleau-compresseur. En cinq saisons de jeu, j’en avais grignoté, des kilomètres sur la touche, aux gars d’en face ; ça, le patron s’en rendait compte et ça l’embêtait tout autant que moi, cette histoire, mais chez les « pros », quand on n’a plus la cadence, on n’a plus rien du tout. Il entra au vestiaire, le dernier après-midi, pendant que je vidais mon placard, et manifesta son émotion au point d’allumer le bout de cigare froid qu’il avait au coin de la bouche, disait-on, depuis que la formation « aile volante » avait cessé d’être à la mode.
— Le coup est vache, dit-il. Salement vache.
— Oui, mais ne vous en faites pas. Vous avez là un noir qui vous tirera d’embarras, il court bien.
— Dans trois ans, il courra bien. Et alors il se trouvera bien un foutu poivrot pour lui casser la patte, à lui aussi. Mais parlons de toi. T’as des projets ?
— Non.
— Jamais pensé à devenir entraîneur ?
— J’ai déjà une guibolle à la traîne. Vous voulez que j’attrape des ulcères ?
— T’aurais duré encore cinq ans. Au moins.
— Oui. A quinze mille dollars par an.
— Peut-être, grommela-t-il. (Il ôta son cigare de sa bouche et le balança contre le mur, d’où il retomba dans l’urinoir.) Ces ivrognes ! dit-il encore.
Je rentrai à l’hôtel pour faire mes malles et vider les lieux. Il y avait quatre ou cinq journalistes sportifs dans le hall. Ils me tapèrent dans le dos en me racontant qu’on me reverrait à la saison suivante avec une quille toute neuve et que je raclerais mes six mètres de moyenne.
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