Les Zoulous sont des anthropophages, mais la grand-mère qui ne sait distinguer le sang de poulet du sang d’une cuisinière, qu’elle a, d’ailleurs, comparée à une épaule de mouton, si on lui sert un pouce, en lui disant que c’est le pilon de quelque volaille, ou un morceau du bras, en guise de rouelle de veau, ne mangera-t-elle point cette chair ? Déjà un martyre possible pare la cuisinière des mêmes grâces qu’un jeune homme dont le cadavre se dore au feu régulier, monotone, comme la chanson des sauvages :

Zoulou, zoulou, zoulou, zoulou, zoulou… La domestique est si grosse, si rougeaude que si les bandits l’ont éventrée, de sa blessure, le sang a dû couler un bon quart d’heure, au moins, comme d’un vrai robinet. Zoulou, zoulou, zoulou, glouglou-glou-glou. Si elle est morte, les plus beaux souvenirs qu’elle emportera dans la tombe seront les édifiantes féeries de la couverture des « Veillées des Chaumières ». Lui, le petit prince, rien que d’avoir respiré la chevelure de sa mère, lorsqu’elle venait l’embrasser, avant d’aller ouvrir le bal, il devait avoir des rêves, pour toute sa vie. Les cambrioleurs qui ont volé la boucle précieuse, sans doute, simplement à cause d’un fermoir en or, ne savent point de quelle merveille ils se sont emparés. Maintenant, ils filent à toute vitesse dans la campagne qui devient mauve. La grand-mère téléphone pour qu’on parte à leur poursuite. Et qu’adviendra-t-il d’eux ? Dans l’armoire aux livres, moisissent des illustrés vieux de quinze ans, qui racontent l’histoire d’une terrible bande. Des jeunes hommes volaient des autos, puis, à des vitesses folles, sillonnaient le pays, sans pitié pour qui s’opposait à leur passage. Douceur provinciale des petites villes soudain secouées à grands fracas, banques pillées, pavés sanglants, coups de carabine qui firent tragique un hypocrite printemps d’Ile-de-France, à lire le récit de ces prouesses meurtrières, il était impossible de ne pas souhaiter que ne fussent point pris les inexorables garçons. La peur inventait des épithètes pour salir ces conquistadors égarés dans un siècle bureaucrate. Mais, Hannibal, avec ses soldats, ses éléphants, était-il allé vers de plus justes conquêtes ? Hélas, bandits aux joues roses, la fatigue bientôt courba vos fières épaules, puis vint la trahison. Certains choisirent une mort volontaire, d’autres durent se résigner à subir la terrible attente de la guillotine, la curiosité sournoise des hommes et des femmes qui vont voir juger et, avant le couteau sur la nuque, d’interminables heures dans les cellules sous les préaux qui sentent le papier mouillé.

Et toutes ces tortures, pour avoir voulu ressusciter le vent…

 

 

CHAPITRE III

 

LA BUVEUSE DE PÉTROLE

 

 

Toute la famille, réunie autour de la cuisinière qu’on vient de déficeler, écoute l’histoire de la chouette.

Parce qu’elle connaît les merveilleux secrets des rêves, l’enfant tout à l’heure est entrée de plain-pied dans celui de la grand-mère. Mais elle a été la seule et les autres, le grand-père, la mère, les gendarmes n’y ont vu que du feu. Aussi, la conteuse qui sent la quasi-unanimité de l’auditoire à sa merci, Orphée d’un nouveau genre, fait-elle tout son possible pour entraîner les écouteurs dociles, parmi les forêts du mystère et de la peur.

L’effroi qui marque chaque visage, lui permet de mesurer son charme, mais elle évite le regard d’une petite fille qui a trop bien compris l’étrange farce de mémoire et se rappelle qu’hier encore, cette inspirée usait de mots scientifiques et incompréhensibles, empruntés au vocabulaire du savant son mari, pour rendre compte de ses états d’âme. Or, parjure à tout un passé positiviste, la nouvelle sibylle, d’un seul coup, a jeté aux chiens les déductions affûtées, armes logiques à tir sûr et direct, flèche de raison, tout ce qui constituait l’arsenal de ses arguments habituels. Un mépris bien neuf lui interdit l’usage de termes, références qui l’ont, toute sa vie, légitimée. Elle n’a d’ailleurs point perdu au change, puisqu’elle oublie sa terreur initiale au seuil de la cuisine, en présence du corps garrotté, que l’empire du monde ne l’eût pas décidé à toucher. Le champ de bataille sur le carreau, de la meilleure foi du monde, elle pourrait affirmer qu’elle y fut à son aise et tout aussi impériale que Napoléon à Austerlitz. Les taches fleuries, en sinistres soupçons le long des murs, dont elle se demandait si elles étaient du sang de poulet ou de domestique, elle les ajoute au bouquet de ses pressentiments.

À chacun de ses sens elle reconnaît un pouvoir de pénétration égal à celui des rayons X, et, pour un peu, s’affirmerait absolue maîtresse des destinées qui l’entourent. Conséquence : la cuisinière qui s’était crue au tombeau, soudain se sent renaître par la grâce d’un énergique : « Vous vivez, ma fille, vous n’avez pas été assassinée.. »

Cette simple phrase répétée deux ou trois fois et, petit à petit, un à un, elle a repris ses esprits. La voilà maintenant qui traverse d’un pas gaillard le cercle de la famille et de la maréchaussée, pour retourner à ses casseroles.

Mystère d’un cordon-bleu ressuscité, cette rougeaude qui met du pain à tremper pour la soupe, sans doute fût-elle glissée au néant, si sa patronne, elle-même, ne l’avait repêchée, obligée de continuer à vivre.

Pleurs, pleurs de joie, pleurs d’orgueil, pleurs de triomphe. Pentecôte domestique, la flamme bleue du fourneau à gaz va-t-elle venir se plier autour d’un front où, soixante armées durant, furent seules admises les pensées bien enchaînées, les hypothèses sans éclat, les déductions sages à paraître ternes. Mais, une telle humilité, pour qui savait y voir, de tout temps, fut annonciatrice d’un grand destin. Le cambriolage a été une pomme de Newton. Une pomme douloureuse sans doute, mais puisque le théâtre du crime incite aux comparaisons alimentaires, la sagesse des nations ne dit-elle pas qu’on ne fait jamais d’omelette sans casser d’œufs. Au reste, si Newton avait reçu sa pomme sur le nez, au lieu de la voir tout bêtement tomber à terre, qui sait si la modalité de cette chute ne nous eût point valu deux découvertes au lieu d’une ? Quoi qu’il en soit, n-i ni, fini le règne de la monotonie. Une ère sans couleur est révolue. À nous, l’éloquence, les étranges volontés, leurs surprises et leurs miracles. Une bonne a été la première à bénéficier de ce fluide.