Ainsi, vingt fois au moins, a-t-elle relu l’histoire du frère et de la sœur, sans père ni mère, que l’indignité d’un tuteur obligea de fuir en ballon.

Orphelins, balancés dans votre nacelle, ne riez pas trop fort, d’une surprise qui vous rappelle les étourdissantes petites barques dont la flottille ne va pas sur l’eau, mais saute de la terre au ciel. L’heure n’est plus, hélas, au joyeux souvenir des foires, chevaux de bois, nougats, marchands de plaisir. Vilebrequin à percer le plus dur des couvercles, la foudre qui a crevé ces nuages, pour une naissance de serpents de feu, la foudre, comment n’aurait-elle pas raison d’une sphère de soie. La bourrasque secoue une chevelure d’incendie, une chevelure qu’il n’est guère facile d’apprivoiser, et dont nulle boucle, jamais, ne s’enroulera, en parure inoffensive, autour d’un poignet. Deux gamins perdus parmi les mèches de cette toison de mort, ne pèsent pas plus que deux petits poux. Pour être moins lourds encore à sa colère, ils jettent leur lest, leurs habits. Alors parmi la grêle et les éclairs, ils grelottent et sont cuits à la fois. Enfin, le narrateur a pitié. Une trombe éteint ce délire et le ballon tombe dans un champ assez profondément labouré pour que la chute y soit douce. Ces naufragés du ciel, en compensation à tant de misères, sur le sol banal des hommes, vont connaître des succès vengeurs.

Ainsi l’orpheline, venu l’âge des crinolines, s’arrange des colliers, ceintures et pendants de coquelicots, bleuets et autres fleurs dont la grâce champêtre permet à son adolescence de briller dans les bals, sans rien perdre de sa modestie. Alors, à nous les Tuileries et leurs papillons de gaz. L’impératrice Eugénie, qui l’a distinguée déjà, la compte au nombre de ses demoiselles d’honneur. Uniformes, frivolités, toute une année comme une farandole, avant la surprise froide de l’aube. D’ici peu on mangera du chat, du rat. Mais qu’importe : En avant deux, pour le quadrille.

Kilomètres de tulle, en hémisphère, du pôle de la taille, à l’équateur coupé net par la surprise du plancher, sont des secrets dont les cavaliers ne sauront rien, avant le petit jour et sa tentation frileuse, au fond des landaus capitonnés de satin blanc. Un parquet s’est fait miroir pour réfléchir la splendeur et la gaieté impériales, mais sa complaisance vernie n’a tout de même pas révélé le mystère des robes qui l’effleurent. Les pieds des jolies valseuses ne sont pas plus visibles que le feu cuiseur de diamants au centre de la terre. Chaîne des dames, bouquet mauve, rose, bleu, valseuses, tourbillonnez légères, en attendant l’émeute, ce cyclope qui vous bousculera d’une simple pression de pouce, impitoyable à la catastrophe des chignons défaits, des anglaises débouclées, de toutes les chevelures balayant le sol, pauvres racines en mal de terre authentique.

Grande ouverte à la frénésie des narines faubouriennes les corolles de vos jupes, leurs frous-frous parfumés au patchouli saouleront, d’une ivresse nouvelle, les buveurs de vin rouge et ils n’entendront pas vos cris, les belles, pas plus que vous-mêmes les hurlements des pivoines, dont le meurtre ensanglantait, de gouttes trop douces, trop lourdes, l’azur de vos opalines. Pistils de soie noire offerts à leurs rugueuses caresses, vos jambes, comment leur effroi apprendrait– il la pitié aux mains des porteurs d’eau ? Leurs dents inexorables plantées à même la chair épanouie hors d’une gaine de soie tendre, il sera bien temps de vous repentir des corsages faits au tour, d’où jaillissait, pour exaspérer la tentation brutale de ces hommes, un triomphe de seins, de globes laiteux d’épaules. Bien entendu jusqu’à la dernière minute, nul ne devinera ces justes menaces, et, en hommage aux plus blanches peaux d’Europe, continueront d’étinceler diamants, saphirs, rubis et gemmes de toutes espèces.

Féerie multicolore, feu d’artifice des lignes courbes, multipliées à l’infini par les pendeloques des lustres, un Empereur et une Impératrice, qui voulaient profiter de leur reste, ont, eux-mêmes, en personne, ouvert le Bal.

Bien entendu, en dépit des joyeux flonflons, ils ne perdent rien de ce grand air un peu raide, à la fois signe et rançon de toute majesté terrestre. Frère et sœur en magnificence de ces éléphants, dont les bestiaires médiévaux prétendaient sans jointures les pattes (grâce à quoi, dès qu’on avait réussi à coucher le mastodonte, en sciant par exemple un arbre contre lequel il s’était endormi forcément debout, privé de tout secours de jarret, il devenait pour les chasseurs la plus facile des proies), les souverains, semblablement, sont d’un naturel par trop superbe pour tolérer qu’on puisse croire leurs jambes faites de plusieurs morceaux réunis par des charnières de chevilles, de genoux. Taillés d’une seule pièce, à même la plus précieuse des matières humaines, ils tournent, marionnettes que les chamarrures des décorations, les plaques de tous ordres, les diamants de la couronne, brocarts et camées embellissent d’un éclat, en comparaison duquel sembleraient ternes, les miroirs exposés au plein soleil.

Et qui pourrait imaginer plus belle que l’impératrice ? Des hanches au décolleté, une simple dentelle laisse deviner les plus roses secrets.

Pour la crinoline, aussi blanche que le Chantilly est noir, aussi ample et mystérieux qu’il est complaisant et ajusté, sa réserve met en valeur le dédaigneux triomphe d’une poitrine, sur quoi l’empereur lui-même, en dépit du caractère hiératique de la danse, n’a pu s’empêcher de loucher. Mais, en toute justice, il faut dire que s’il a laissé s’accrocher son regard aux merveilles qui effleurent son uniforme, pas une seconde, il n’a songé à profiter de l’excuse du rythme, pour les serrer de plus près. Au reste, des Majestés qui ouvrent un bal devraient se couper le poignet, les lèvres, plutôt que de céder à une de ces tentations, si naturelles chez ceux du vulgaire que la petite fille n’a pas été, le moins du monde, étonnée, la première fois qu’elle a vu le jardinier mordre à pleines mâchoires le cou de la femme de chambre. Mais à supposer que les dents de l’empereur aient osé pareille audace, à même la gorge ou la nuque de l’impératrice, cette dernière ne serait point femme à glousser d’aise, comme la boniche sous l’étreinte du ratisseur.

Après le bal, quand les Tuileries étaient redevenues vides, sans doute, la blonde Eugénie permettait-elle à son majestueux époux de jouer avec une chevelure, pour lui déroulée. Cette blondeur entre les doigts amoureux glissait comme un fleuve dont ne pouvait rien retenir la coupe des mains. Or, d’une toison sur laquelle le monde avait eu les yeux fixés, n’était demeurée qu’une tresse, si étroite, que, lors de l’héritage qui la mit en leur possession, la grand-mère et sa sœur furent incapables de la partager, et la mère de Cynthia dut se contenter d’une simple mèche du petit prince impérial.

Cynthia porte aujourd’hui à son index la frêle natte, comme d’autres une alliance. Alliance dont ne peut avoir nulle jalousie un amoureux, puisque les Zoulous ont tué le fils d’Eugénie. Les Zoulous sont des géants, couleur de cambouis, avec des anneaux dans le nez, et une petite houppe au sommet d’un crâne rasé. Ils assassinent les explorateurs à coups de flèches, puis s’assoient en rond autour d’un grand feu et chantent : « Zoulou, zoulou, zoulou », tandis que les prisonniers cuisent lentement.