Bon prétexte à conciliabules. Cette assemblée en pyjamas et robes de chambre rappelle à l’enfant les bivouacs après la bataille, tels que les décrivent, par le récit et l’image, les livres consacrés aux guerres du premier Empire.

Or, bien qu’on soit au lendemain d’une rude épreuve, personne qui ait une mine de Waterloo. Le grand-père lui-même feint d’avoir oublié l’algarade d’hier au soir, et la nouvelle sibylle, sans se départir de sa classique autorité, donne, avec le bonjour, les heureux présages d’un rêve. Au reste, cette nuit, bien des sommeils ont été visités. Ainsi la cuisinière à son tour vient de faire connaissance avec la chouette. Mais dans sa mansarde, l’oiseau de mauvais augure n’a point trouvé d’armoire où se percher, et, faute d’une tribune digne de celle dont était réincarné l’esprit, très vite a repris son essor et d’assez méchante humeur. Or l’âme défunte et volante, qui n’avait pu se nicher sous les combles, de descendre à l’étage de la grand-mère, non sans toutefois renouveler son costume. Débarrassée de son crêpe, plus subtile que reflet sur l’eau, éblouissante aux yeux de la dormeuse, elle est réapparue poisson féerique, parfaitement à son aise sur la glace qui lui servait d’étang.

Petit lac figé entre des berges de thuya et palissandre, le miroir soudain perd ses limites et, parce que se trouve révolu le temps des sinistres présages, l’héroïne d’un songe aquatique, tout simplement, à la bonne franquette se présente : « Je suis un goujon folichon ». Un ventre d’écailles blanches éclaire les eaux sereines et merveilleuses du songe. Rien de plus facile que d’interroger l’âme fraternelle devinée sous ce corset.

— Quel destin aujourd’hui t’a poussée à prendre cette apparence pour me visiter ?

— Je m’échappai d’un fleuve.

— De quel fleuve ?

— Le fleuve du bonheur.

— Le fleuve du bonheur ? Je veux me baigner dans ses eaux. Quel est son nom ? Quel pays arrose-t-il ?

— Le fleuve du bonheur n’a point de nom. Il n’arrose aucun pays.

— Comment, alors, pourrai-je le connaître jamais ?

— Puisque tu insistes, ô ma sœur, pour toi je manquerai aux muettes coutumes des poissons. Le fleuve dont je me suis échappée cette nuit, poisson-présage, ce fleuve n’est point né de quelque insensible glacier ou d’une source banale, mais d’un altier et noble visage. Le bonheur, pour toi et ta maison si longtemps éprouvées, coule à flots d’une barbe royale. Dès lors, il t’est facile de savoir de qui viendra votre salut.

— Son nom, son nom ? Je n’ose le dire.

— Et tu le sais. Tu sais qu’il s’agit de ce jeune magistrat d’avenir entrevu cet après-midi à la villa des Soupirs. Toi-même n’en as-tu point déjà parlé aux tiens ?

— Petitdemange.

— Petitdemange lui-même. Alfred Petitdemange.

— Merci ô ma sœur, mais ne t’en va pas encore. Demeure près de moi et, si tu pars, laisse-moi espérer que bientôt je te reverrai.

— Jamais plus, hélas, je ne pourrai revenir. Vois mes écailles, vois mes nageoires. Tu te rappelles que, en dépit des sévères principes, selon quoi nous fûmes élevées par une mère économe et collet monté, tu te rappelles que, toujours, au contraire de toi, j’ai eu le goût des jolies robes et des grands chapeaux. Cependant la coquetterie ne m’a point seule décidée à revêtir ce tea-gown aquatique. Vois mes paillettes, vois mes tulles. Ce qui de mon corps ne brille est toute transparence. Or de tout cela je ne saurai me réjouir. Je glisse et resplendis, mais cette métempsychose sera la dernière, car elle est ma condamnation au néant final. À l’aube, ce qui me reste de vie me sera dérobé, dévoré, entends-tu, mangé, mâché, avalé et cela par ma propre fille, Cynthia. Cynthia, impudique et nue dans le lit de son amant, son ventre de lait ceinturé par le bras brun de celui qui fut ton gendre, ses jambes mêlées à celles du mâle contre qui elle s’est si rageusement frottée, avant de s’endormir, Cynthia, ma fille, dont les amours n’ont point connu la bénédiction du mariage, dans son sommeil a des remords, et en ce moment même doit s’avouer qu’elle n’est qu’une grue. Une grue. Les grues, croit-elle, se nourrissent de poisson.