On mangera dans les wagons-restaurants et pour que personne ne nous reconnaisse, je t’appellerai mademoiselle Fourchette. Toi, tu m’appelleras monsieur Couteau, et on nous prendra pour des Espagnols en voyage de noces. On ira dans des endroits très gais, où il y aura des fleurs aussi douces que tes cheveux et des boutiques où je t’achèterai des belles robes décolletées. Dans les pays chauds on boira de la limonade si froide et si piquante qu’on éternuera. Au pôle nord, avant de se coucher, on mettra tant de rhum dans notre thé qu’on rira en dormant. On montera sur toutes les Tours Eiffel. Si on rencontre des tigres, je te donnerai le bras et tu n’auras pas peur. Sur les banquises on verra des phoques qui jouent à la balle avec leur nez et on en ramènera un, pour nous distraire quand nous serons vieux. On enverra des oiseaux-mouches et des cornes de rhinocéros à ma petite fille. On lui écrira aussi sur des belles cartes postales, car je pense qu’elle doit bien s’ennuyer avec sa mère qui lui donne tous les jours des leçons d’arithmétique. Alors il faut être gentils avec elle, puisque tous les deux on est si heureux ensemble. Je t’aime tant, Cynthia. Tu ne ressembles pas aux autres femmes. Tu es bien plus belle. Tu es comme la mort, Cynthia, tu es une putain comme la mort, Cynthia, ma chérie, ma petite putain…
***
Quelques semaines plus tard, au déjeuner, l’enfant assise entre son grand-père et sa grand-mère, demande pourquoi il n’y a personne, devant le quatrième couvert, à la place de sa mère.
— Ta maman était fatiguée, ce matin, mais elle va venir tout de suite. Et, en effet, quelques minutes plus tard, la porte s’ouvre, et entre la jeune femme, les yeux rouges dans un visage gris. Assise, elle renifle, sans pouvoir avaler une bouchée. La grand-mère hausse les épaules, selon le rythme de mépris qui sert de métronome à toute son existence. Le grand-père, la barbe plus que jamais majestueuse, la fourchette dans une main, le couteau dans l’autre, comme les sceptres complémentaires de la Justice et de l’Autorité, cherche une phrase qui résumerait la situation, tandis que l’enfant ne peut s’empêcher de penser :
— Pourvu qu’il ne s’aperçoive pas que le couteau c’est papa, et la fourchette Cynthia. Mais à peine a-t-elle eu le temps de se formuler, à elle-même, cette crainte que, déjà, le paterfamilias, de cette belle voix grave qui donne une si troublante apparence de profondeur aux moindres de ses diagnostics ou communications à l’Académie de médecine, commence :
— Ton mari, un membre gangrené, rien à faire pour le sauver. Tôt ou tard, il fallait songer à l’amputation, sinon… sinon…
Un geste des mains ouvre le champ aux plus terribles hypothèses. Et de continuer :
— la sagesse des nations voit juste, lorsqu’elle déclare : qui se ressemble, s’assemble. La rouquine ne le lâchera pas de sitôt. Sans doute, notre tort fut-il d’accueillir cette fille à notre foyer, mais, à défaut de celle-là, il serait parti avec une autre…
Alors, d’entendre constater son irrémédiable infortune, l’abandonnée laisse crever son émotion, au-dessus d’un beefsteak aux pommes. Grande débâcle. Elle mâche ensemble son chagrin et sa viande, et avale avec les glouglous du désespoir une nourriture arrosée de larmes, cependant que le psychiatre-patriarche continue :
— Je sais, je sais, tu es une affective. Tu tiens de ta chère maman. Je suis le premier d’ailleurs à reconnaître qu’on serait bouleversé à moins. Le scandale n’est pas circonscrit à une capitale. Un journal de Londres publie les photos des fugitifs, et déjà, même, annonce leur mariage, alors que votre divorce n’est pas encore prononcé…
La grand-mère, qui n’a pas vu ce document, demande qu’on le lui apporte, et voilà l’enfant priée d’aller chercher le quotidien anglais, dont la première page offre, entre la photographie d’un satyre de White Chapel quelques minutes avant sa pendaison, et une mariée médiévale à l’excès qui sort de Westminster au bras d’un jeune lord impeccable et souriant, une Cynthia ruisselante de perles, si parfaite de cou et de visage, que, même en dépit de la triste matière du papier et de l’encre du journal, l’on croirait le front, les joues, les épaules, les bras polis par un soleil de bonheur, irisés d’un arc-en-ciel plus subtil que celui du triple sautoir sur la peau, la robe.
1 comment