Un poignet est si lourd de bracelets qu’une main, comme un oiseau mouillé au soleil d’avril, se repose sur la branche d’un fauteuil, tandis que l’autre, sèche de bagues, se rafraîchit à l’écume des perles tombées en cascade du soyeux sommet des seins. L’écume des perles reçues en lac par le fragile plateau que fait de l’un à l’autre genou une robe de femme assise. Dans un petit rectangle qui découpe le miracle de la jupe, la tête du jeune père qui s’est laissé ensorceler. En bas, trois lignes pour dire qu’il est le gendre du plus célèbre psychiatre européen, expliquer l’aventure, donner quelques noms.

L’enfant sait qu’on l’attend et qu’elle ne peut demeurer des heures en contemplation. Une dernière seconde, elle regarde Cynthia de toutes ses forces, ferme les paupières pour ne point permettre à quelque nouvelle image de gâcher, par surimpression, dans la chambre noire du souvenir, la photographie de la merveilleuse photographie de Cynthia.

À tâtons, elle est revenue dans la salle à manger, où l’on est trop affairé autour du portrait, pour remarquer ses yeux clos. Mais, si elle ne peut voir la grand-mère étudier, derrière son face-à-main, cette pièce à conviction, aussi sérieusement que les bactériologistes de la famille, les microbes à travers leurs microscopes, du moins l’entendra-t-elle rendre son jugement :

— Ma pauvre sœur, mieux vaut pour elle être morte que de voir sa péronnelle de fille photographiée à moitié nue sous des kilos de perles fausses. Sa robe, avez-vous remarqué la robe de cette Cynthia ? On la croirait habillée pour le soleil de la Martinique, plutôt que pour les brumes de l’Angleterre, le dernier pays de l’Europe, pourtant, disait mon cher beau-frère, le malheureux père de cette créature, où l’on ait conservé une certaine notion de la dignité. En tout cas, notre donzelle ne mourra point de chaleur, avec ces trois chiffons autour des hanches. Et dire que nous avons reçu, hébergé pareille Messaline. Quand je pense à ma sœur si droite, si pondérée. Elle nous avait quittés fort jeune, pour épouser un collègue de mon père à Londres. Mais, à l’étranger, elle est demeurée aussi honnête qu’en France et, jamais, elle n’a failli à nos traditions de mesure. Mon beau-frère, d’ailleurs, en dépit de la différence des races, était vraiment des nôtres. Je le revois si impeccable, économe (un peu plus, on aurait même pu le dire greffé sur martin sec). Comment lui et sa femme, de si braves cœurs, ont-ils fait pour avoir un tel oiseau de fille ? Que les hommes sont bêtes. Songe donc, ma chère enfant, à la vie d’intérieur que nous offrions à ton mari. Nous ne sommes point gens à faire des galipettes. Tout de même, des esprits qui le valaient bien, n’ont jamais eu l’air de trop s’ennuyer dans notre compagnie. Et même, je ne sais plus quel interne de ton père, dans un toast, à la fin d’un banquet, vantait l’autre jour son esprit pince-sans-rire…

… Et tralalalalalalalala… se chantonne à elle-même l’enfant, qui ne rouvrira les yeux que lorsqu’elle sera sûre que la famille s’est levée, a quitté la salle. Alors parce que les fruits lui semblent tristes dans leur compotier sans couleur, elle rêve à la volupté de manger une glace entre Cynthia et son père, bien assise sur une banquette de peluche rouge, tandis qu’un orchestre, aux fleurs disposées sur la nappe, mêlerait les notes, les accords d’un bonheur dédaigneux de mots. Cher monsieur Couteau, chère mademoiselle Fourchette !

— Vous savez, papa, vous savez, Cynthia, si grand-mère dit des méchancetés contre vous, c’est qu’elle bisque. Au fond, elle voudrait bien avoir, elle aussi, des bracelets, des colliers, car elle sait bien qu’elle n’est pas jolie avec sa peau ridée, ses vilaines robes noires, sa vieille fourrure qui sent le chien mouillé et son chapeau bibi sur le haut de la tête. Quand elle bougonne après moi, je ne réponds pas, mais, attention, le jour où je serai grande, sûr que je ne resterai pas à jouer aux cartes ou à faire des gammes après dîner. Chaque soir je mettrai une robe nouvelle très décolletée avec des fleurs sur l’épaule. J’aurai des souliers en or et un éventail tout rose, en plumes, aussi grand que moi. Alors, je pourrai devenir une actrice. Je chanterai des choses qui ne voudront rien dire, et je rirai et je danserai comme l’Américaine qu’on a vue cet été à Vichy, au Casino. Comme à l’Américaine, on m’apportera des bouquets, et je reviendrai cinq ou six fois, pour la révérence. À la sortie, des jeunes gens se disputeront pour que je monte dans leur auto. Je choisirai toujours une voiture rouge, parce que c’est plus beau dans la campagne, et, si on va très vite, on peut écraser des poules et même des moutons sur la route, sans faire de taches.