Ils s’appellent monsieur et madame Phosphore, puisque maintenant les voilà mari et femme, monsieur et madame Phosphore… Phosphore… Mon phosphore…

Son phosphore, il danse à la crête de ses rêves. Il va, couple à jamais uni par le miracle du feu. Doux nageurs de mémoire, voguez horizontaux, et que rien de l’humaine inquiétude ne vous marque. Fleurs lourdes à la tige d’un cou fatigué du poids de ses perles et d’un autre que sa prison immaculée de linge n’a point privé de sa grâce flexible, vos visages, que ne creuse la peur, ne maquille aucune fausse joie, ni ne torture la haine, vos visages, aussi parfaits qu’œufs d’ivoire, les couronne un cortège de flamboyants poissons. Incendie d’écaille à même la mer, aurore boréale, des nacres, jusqu’au pôle inviolé, remontent les deux amants. Un fauteuil d’acajou et velours rouge est devenu la coque d’un navire, à la suite de leur éblouissant sillage.

Vaisseau fantôme docile aux doux flux et reflux du silence, votre voyage, ce miracle entre ciel et terre, s’achève quand sur les jardins ridicules, tombe la nuit. Alors, l’enfant navigatrice sait que le mieux est d’accoster au sol habituel, d’abandonner le salon de l’après-midi, ses golfes à merveilles, pour le jardin banal des hommes, ses allées, ses pelouses que l’obscurité, lentement, régénère.

Bientôt les vieilles dames auront quitté leurs terrasses, suivies des domestiques porteurs de tables à ouvrage, et la grand-mère elle-même sera rentrée. Point ne sera besoin qu’elle fasse le tour, sept fois, d’une prison, pour que des murs qui s’étaient grands ouverts au sourire infini des flots, à l’inverse de ceux de la cité biblique, se reconstruisent, et de pierres si inexorablement jointes, que nulle Cynthia, nul revenant léger ne sauraient se glisser. Dehors, l’obscurité, cette revanche, d’un peuplier aura fait une volière à chansons, et par la douce grâce d’une pénombre, illimitées seront les routes, les espoirs de l’heure. Le vent, le vent, enfin…

Le vent…

Mais l’heure n’a pas encore sonné de sa résurrection parmi les feuilles. Soudain une porte a claqué, une voix glapie, facile à reconnaître. Or les mots en flèches, javelots d’ordres brefs, lancés dès le seuil, ne sont point assez aigus, ce soir, pour percer la torpeur de l’office. À les sentir s’émousser contre le mur, une femme que son accent, d’abord, avait annoncée aussi impérative qu’à l’habitude, n’a guère tardé à perdre de sa superbe. On la devine hagarde, folle de peur et, de fait, elle ne retrouve ses forces, son ton que pour hurler : « Au secours, au secours ! ».

Des onomatopées inattendues expriment l’angoisse universelle. L’enfant est réclamée à grands coups de sanglots. On la supplie de dire où elle est et dans quel état, morte, blessée, étranglée, poignardée, coupée en morceaux, tant et si bien qu’elle n’ose plus ni parler, ni bouger, et pense que des fantômes, au moins par légions, doivent poursuivre cette aïeule, jusqu’alors fidèle aux manières pondérées, à l’impeccable maintien qui firent le beau temps des tailles de guêpes et des tournures. Or, le galop se rapproche, et la petite fille dont l’inquiétude devient plus violente à chaque coup de talon, est déjà quasi sûre que la mort, mais une mort qui ne ressemblerait guère à Cynthia, une mort au crâne de glace, aux yeux maquillés trop noirs, va faire son apparition.

Déjà l’ouragan a ouvert la porte. Sur un canapé, il jette une pauvre créature racornie par la peur, le chapeau de guingois, qui très vite, au reste, reprendra du poil de la bête. Simple petit coup de tête de droite à gauche, le couvre-chef a retrouvé sa place habituelle et l’enfant constate que la grand-mère n’a pas beaucoup changé en dépit de la volubilité du discours :

« La cuisinière est peut-être morte, mais toi tu vis. Alors je puis souffler. Il va falloir téléphoner au médecin, au commissaire de police, prévenir, pour qu’ils arrivent au plus tôt, ton grand-père, ta mère, mais, avant tout, je veux t’embrasser, puisque te voilà saine et sauve. J’avais une telle peur. Pourquoi ne me répondais-tu pas ? Un peu plus ton silence me faisait mourir d’inquiétude. C’est que les catastrophes n’arrêtent pas de pleuvoir sur notre famille, et j’ai beau ne pas être superstitieuse de nature, comment, après de tels coups, ne le deviendrais-je point ? Mon enfant, nous avons été cambriolés. Tu as bien compris ! Cambriolés. Un peu plus nous étions assassinés. Le plus fort de toute cette histoire est que cette nuit, j’ai eu en manière de pressentiment un songe… oui, un songe.

Un songe, me devais-je inquiéter d’un songe ?…

continue-t-elle, assez fière de pouvoir donner le ton racinien à son discours, car, si elle n’a rien d’une reine cruelle, en l’occurrence cependant, elle peut se comparer à Athalie, puisque, comme la fille de Jézabel, elle a vu son sommeil traversé de terribles signes avertisseurs. Des chiens dévorants ne s’y sont disputé les os d’aucune vieillarde peinturlurée, mais une bête y a joué un rôle et des plus sinistres.

… Et déjà, de faire les honneurs d’un rêve que dominait, perchée sur le fronton d’une armoire de thuya et palissandre, une chouette coiffée d’un long voile de deuil traînant jusqu’au tapis. L’oiseau de mauvais augure sanglotait, gémissait, poussait de telles jérémiades, que celle qu’il était venu troubler, se sentait sur le point de se mettre en colère, lorsque dans les yeux de la pleurnicheuse volaille, au travers des larmes, elle vit soudain briller le regard de sa propre sœur, feu la mère de Cynthia.

Émue et exaspérée à la fois de ce bruyant désespoir, elle fit un charitable effort pour être aimable et inviter l’intempestive visiteuse à ne point demeurer aussi inconfortablement juchée. Mais, à peine l’avait-elle priée à s’installer pour la nuit, dans un bon fauteuil, que loin de se montrer touchée d’une si délicate attention, la chouette lui éclata de rire au nez et désignant son ventre de plumes :

— Tu es gentille, parce que tu me crois ta sœur, or, je suis une chouette.