Des syllabes, rien que pour celle qui les prononce, les mains sur les genoux, à voix basse, des syllabes que nul sens n’alourdit, sont murmurées, sœurs du vent, lorsque son invisible triomphe, autour des créatures, jette une auréole d’oiseaux transparents, victoires sur la furie des océans, les cris des créatures, tourbillonnante surprise au seuil de la forêt shakespearienne et dont Cynthia, à la plus belle minute de son triomphe, dispensait la féerie, lorsque, lasse du discours banal des hommes, elle se perdait en plein mystère, au refrain de la chanson d’un page :
With a hey and a ho and a hey nonino.
A hey and a ho and a hey nonino . Pas plus que le vers d’As you like it, dans les rêveries de fin du jour, ne pèse Cynthia, ses perles, ses plumes, ses miracles. Mais tout le temps du dîner, hélas, il va falloir encore se résigner au langage bêtement, inutilement précis des hommes. Au-dessus des têtes, sortie de la soupière comme Vénus de l’Océan, et aussi digne fille d’un potage banal que la plus belle des déesses, de l’insaisissable écume des mers, la suspension jette ses ombres de danseuse ridicule, et, des jupes de cette ballerine, tombe, en guise de lumière, une méchanceté verte.
Alors, parce que loin, très loin, par les plaines d’une nuit, où ne brille aucun feu domestique, où nul visage n’apporte le soir, autour du repas familial, le tribut de sa vieillesse, de sa fatigue, de ses rancœurs, parce que sans se heurter aux objets, aux créatures, le vent continue sa route, chante de vivre, vit de chanter, ne craint rien ni personne, une enfant qui ne veut se laisser accrocher par les petites histoires, les petites choses, les petites gens, ferme les yeux, et tandis qu’elle avale sans goûter, à chaque battement de son cœur, perçoit le murmure invincible :
With a hey and a ho and a hey nonino.
CHAPITRE II
RESSUSCITER LE VENT
Été.
Le grand-père et la mère ont été obligés de demeurer à Paris pour leurs travaux. La grand-mère s’est installée avec sa petite fille dans la propriété familiale de Seine-et-Oise.
Reine d’un jardin galonné de buis, à la seringue, la vieille dame abreuve ses roses, comme si ces mijaurées avaient besoin d’un clystère pour retrouver le joli teint, la délicatesse naturels aux fleurs. Terminé ce subtil travail, qu’elle ne voudrait, pour un empire, abandonner à l’indifférente rudesse des mains mercenaires, quand sonne l’heure de l’apothéose quotidienne, en toute dignité, elle monte sur le belvédère d’où chaque auto lui sera prétexte à regretter davantage l’ère majestueuse et sans poussière des victorias et des robes princesse. Mais, en dépit de l’orgueil des hispanos et de l’impertinence des citroëns, jusqu’à sa mort, elle demeurera fidèle au cher horizon que limite si artistement un salmigondis de villas, kiosques, treillages, arbres tarabiscotés, etc. !
« Quelle magnifique pelouse, les splendides corbeilles, la jolie campagne », s’extasie-t-elle. Un face-à-main joue le rôle de sceptre et désigne les merveilles du paysage. Voyez plutôt la variété de ce royaume : ici, une vérandah chinoise en faïence, fer forgé, bronze et verre de couleur, dont un marchand de métaux précieux, qui avait du goût et du bon, eut l’idée d’agrémenter certaine petite folie XVIIIe si simple, si nue que les pierres en semblaient quasi impudiques ; là, sur un gazon parfait, en opposition à l’apoplexie des géraniums, l’anémie bleue des hortensias hydrocéphales, puis, un peu plus loin, tout un régiment de tortues de porcelaine que protège, du haut d’un toit, une famille d’oiseaux fabuleux…
Piètres vestiges des bois, des collines, à quelle sauce saugrenue ont tenté de vous assaisonner les prétentions de ces banlieusards. Dans les bassins cimentés, évoluent des poissons rouges en telles théories qu’on ne se rappelle même plus que d’autres, simplement gris, habitent une eau que n’emprisonnent point des rocailles peinturlurées, une eau qui coule insouciante parmi les prés où, paisibles, paissent les bœufs. Mais, tous les seigneurs de ces parterres cocasses n’ont jamais su que les fruits pendent innocents aux arbres, avant de se compromettre avec la crème, dans le secret douteux des tranches napolitaines.
Aux allées contournées, aux pelouses savantes, l’enfant préfère le salon figé en plein contentement de soi, louis-philippard. Là, au moins, elle trouve l’asile d’ombre, le cube de fraîcheur où elle peut oublier l’insulte flamboyante du jour. Meubles aux housses juponnées, placards secrets, canapés interminablement las, résignés à une vieillesse sans gloire, votre douceur un peu moisie donne confiance. Alors à quoi bon sortir, puisque, dès le perron, c’est une odeur lourde de travail et de servitude, sous la toile chaude d’un store, où le maladroit acrobate de feu s’est laissé choir, comme au cirque celui en maillot rose dans le filet.
Esclavage de la terre et des plantes. Un jardinier, aux manches retroussées, une vielle dame à mitaines, seringue d’une main, sécateur de l’autre, persécutent, l’un brutalement, l’autre avec des petites méchancetés de garde-malade hypocrite, cette terre, ces plantes. Seuls, quelques arbres ont réussi à sauver un peu de leur liberté, mais encore n’ont-ils pas su en user, puisque les peupliers de laisser tomber à terre leurs cotons de scrofuleux négligents, et les tilleuls, de forcer au mépris des cœurs d’or qu’ils font pleuvoir, à pleines brouettées, pour épaissir le feutre de leurs bonnes intentions. Un saule pleureur, platement, imite l’Andromaque des matinées classiques. Quant à ces pommiers tordus de rhumatismes, quels rêves, à leurs branches, pourraient s’accrocher protecteurs de l’enfance ? Alors, parmi la pénombre d’une maison aux rideaux tirés, dans le giron d’un fauteuil d’acajou, et velours de Gênes, c’est un réconfort, presque de la joie, d’apprendre à savoir, de mieux en mieux, chaque jour, qu’il y a des semaines, des mois, des années qui comptent pour du beurre.
Renaissent donc les brouillards roux de l’hiver ; Cynthia, Cynthia, reflet fauve dont s’éclairaient les nuits prématurées, il faudrait bien plus qu’un vrai soleil dans le vrai ciel, pour que se dissipât le miracle de ton insaisissable lumière. Minutes chaudes, heures lisses, mer d’huile, sans promesse de voile à l’horizon, béni soit le rayon de mémoire qui va percer enfin l’immobilité d’un présent dont la surface semblait sans transparence. Le flot soudain creusé, de leurs arabesques vivantes, les fougères insoupçonnées allument le secret des profondeurs. À égale distance de la surface et du fond, un homme (frac impeccable), une femme (robe liquide, cape glauque), parallèlement font la planche. Épaves sans poids, et que la plus subtile vapeur soutiendrait, pas une créature terrestre dont le visage se soit jamais éclairé d’un sourire aussi calme, aussi pur que les vôtres. Mais vos mains, en dépit de l’immobilité, ont conservé cette souplesse que les créatures perdent avec le souffle de vie. Fantômes, flottez impassibles, parmi les vagues du souvenir. Sur la terre, c’est marée basse et, très loin, se sont retirées les eaux du temps. Ceux qui n’ont jamais arrêté de se mouvoir pour une existence banale, déjà ne savent plus quel prétexte se donner pour but. Midi d’été, l’heure a sonné du renoncement aux précisions que souligne la sottise des lumières habituelles. À l’ombre des paupières closes, qui des banalités agressives défendent les regards et où, cependant, impossible demeure la nuit, à même un velours concave et de silence, s’allume l’incendie triomphal.
Passé, poisson torpille, un gouffre est déchiré de bas en haut, et, de la plus inoffensive des écumes, soudain, jaillit une foudre que les profondeurs renvoient au ciel. Ainsi, au crépuscule, les alentours des cimetières se couronnent de petites flammes, feux follets, disent les bonnes qui ont peur, lorsqu’elles passent devant le dortoir des morts, phosphore, explique un grand-père positiviste à sa petite-fille qui décide :
— Du phosphore, mais pourquoi pas ? Phosphore, c’est encore plus joli que Jérôme qui déjà pourrait bien être un nom de fleur. Papa et Cynthia ne sont plus monsieur Couteau et mademoiselle Fourchette.
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