Et la bru s’était expliquée là-dessus avec la belle-mère nettement. De ce jour, les relations entre elles avaient changé de caractère. Quand la Maman possédait la moitié de la maison de commerce, elle était une associée, et on lui devait les comptes qu’on rend à un associé. Sa part remboursée, les inventaires ne lui avaient plus été communiqués, les comptes ne lui avaient plus été rendus. Qu’eût-elle pu demander ? elle n’était plus rien dans cette maison. À la vérité, son fils semblait s’entretenir aussi librement avec elle qu’autrefois, mais le fils et la bru faisaient deux ; d’ailleurs, c’était sur certains sujets seulement que cette liberté se montrait ; sur la marche des affaires, ils étaient avec elle aussi réservés l’un que l’autre. Quand elle insistait près de Constant, il répondait invariablement que les choses allaient aussi bien qu’elles pouvaient aller ; mais l’embarras et même la réticence se laissait voir dans ses réponses. Et alors, avec inquiétude, avec remords, elle se demandait si, en enlevant douze cent mille francs à son fils, elle ne l’avait pas mis dans une situation critique : les affaires allaient si mal, on parlait si souvent de faillites ; les acheteurs qu’elle était habituée à voir autrefois venaient maintenant si rarement à Elbeuf. Si encore elle avait pu rejeter sur sa bru la responsabilité de cette situation, c’eût été un soulagement pour elle. Mais, malgré l’envie qu’elle en avait, cela ne semblait pas possible. Jamais, il fallait bien le reconnaître, la fabrique n’avait été dirigée avec plus d’intelligence et plus d’ordre ; la surveillance était de tous les instants du haut jusqu’en bas, aussi bien pour les grandes que pour les petites choses ; et dans tous les services on trouvait de ces économies ingénieuses que seules les femmes savent appliquer sans rien désorganiser et sans soulever des plaintes.
Elle n’avait pas pu insister, il avait fallu que, se contentant de ce rien, elle reprît la lecture de son journal : cependant, il était certain qu’il se passait quelque chose de grave ; jamais elle n’avait vu sa bru aussi nerveuse, et cela était caractéristique chez une femme calme d’ordinaire, qui mieux que personne savait se posséder, et ne dire comme ne laisser paraître que ce qu’elle voulait bien.
Cependant, si absorbée qu’elle voulût être dans sa lecture, elle ne pouvait pas ne pas entendre les coups de plume qui rayaient le papier ; à un certain moment, n’y tenant plus, elle risqua encore une question :
– Est-ce que vous craignez quelque nouvelle faillite ?
– MM. Bouteillier frères ont suspendu leurs payements.
Madame Adeline reprit ses comptes en femme qui voudrait n’être pas interrompue ; mais l’angoisse de la Maman l’emporta.
– Vous êtes engagée avec eux pour une grosse somme ?
– Assez grosse.
– Et elle vous manque pour votre échéance ?
– Constant doit m’apporter les fonds.
Le soulagement qu’éprouva la Maman l’empêcha de remarquer le ton de cette réponse : quand son fils devait faire une chose, il la faisait, on pouvait être tranquille. La suspension de payement des frères Bouteillier suffisait et au delà pour expliquer l’état nerveux de madame Adeline ; ils étaient parmi les meilleurs clients de la maison, les plus anciens, les plus fidèles, et leur disparition se traduirait par une diminution de vente importante. Sans doute cela était fâcheux, mais non irrémédiable ; elle avait foi dans la maison de son fils au même point que dans la fortune d’Elbeuf, et n’admettait pas que la crise qu’on traversait ne dû bientôt prendre fin ; les beaux jours qu’elle avait vus reviendraient, il n’y avait qu’à attendre. Elle demandait à Dieu de vivre jusque-là ; si après avoir sauvé l’honneur des Adeline elle pouvait voir la solidité de leur maison assurée, elle serait contente et mourrait en paix. Depuis soixante-cinq ans elle n’avait pas manqué une seule fois, excepté pendant ses couches, la messe de sept heures à Saint-Étienne, où, par sa piété, elle avait fait l’édification de plusieurs générations de dévotes, mais jamais on ne l’avait vue prier avec autant de ferveur que depuis que les affaires de son fils lui semblaient en danger. Bien qu’elle ne quittât pas son fauteuil roulant et ne put pas se prosterner â genoux, au mouvement de ses lèvres et à l’exaltation de son regard on sentait l’ardeur de sa prière. Ses yeux ne quittaient pas la verrière où saint Roch, patron des cardeurs, tisse, avec des ouvriers, du drap sur un métier des vieux temps et c’était lui qu’elle implorait particulièrement pour son fils comme pour son pays natal.
La plume de madame Adeline continuait à courir sur son brouillon quand dans la cour on entendit un bruit de pas. Qui pouvait venir ? Il semblait qu’il y eût deux personnes. Les pas s’arrêtèrent â la porte du bureau, où discrètement on frappa quelques coups.
– Ma tante, faut-il ouvrir ? demanda Léonie, se levant avec l’empressement d’un enfant qui saisit toutes les occasions d’interrompre un travail ennuyeux.
– Mais, sans doute, répondit madame Adeline, bien qu’un peu surprise qu’à cette heure on frappât â cette porte et non à celle de l’appartement.
Les verrous furent promptement tirés et la porte s’ouvrit.
– Ah ! c’est M. Eck et M. Michel, dit Léonie.
C’était en effet le chef de la maison Eck et Debs, le père Eck, comme on l’appelait à Elbeuf, accompagné d’un de ses neveux.
– Ponchour, matemoiselle, dit le père Eck avec son plus pur accent alsacien et en entrant dans le bureau, suivi de son neveu.
L’oncle était un homme de soixante ans environ, rond de corps et rond de manières, court de jambes et court de bras, à la physionomie ouverte, gaie et fine, dont les cheveux frisés, le nez busqué et le teint mat trahissaient tout de suite l’origine sémitique ; le neveu, au contraire, était un beau jeune homme élancé, avec des yeux de velours, et des dents blanches qui avaient l’éclat de la nacre entre des lèvres sanguines et une barbe noire frisée.
– Ponchour, mestames Ateline, continua M. Eck, Ponchour, matemoiselle Perthe.
Ce dernier bonjour fut accompagné d’une révérence.
– Gomment, continua-t-il, M. Ateline n’est bas-là, je groyais qu’il tevait refenir te ponne heure ; et, en foyant te la lumière au pureau, j’ai gru que c’était lui qui trafaillait ; foilà gomment j’ai frappé à cette borte ; excusez-moi, mestames.
Ce fut une affaire de leur trouver des sièges, car le bureau était meublé avec une simplicité véritablement antique : une table en bois noir, deux pupitres, des rayons en sapin régnant tout autour de la pièce pour les registres et la collection des échantillons de toutes les étoffes fabriquées par la maison depuis près de cent ans, quatre chaises en paille, et c’était tout ; pendant deux cents ans, cela avait suffi à plus de trois cent millions d’affaires.
C’était après la guerre que les Eck et Debs, établis jusque-là en Alsace, avaient quitté leur pays pour venir créer à Elbeuf une grande manufacture de « draps lisses, élasticotines, façonnés noirs et couleurs », comme disaient leurs en-têtes, où s’accomplissaient, sans le secours d’aucun intermédiaire, toutes les opérations par lesquelles passe la laine brute pour être transformée en drap prêt à être livré à l’acheteur, et tout de suite ils étaient entrés en relations avec Constant Adeline, que son caractère autant que sa position mettaient au-dessus de l’envie et de la jalousie, et auprès de qui ils avaient trouvé un accueil plus libéral qu’auprès de beaucoup d’autres fabricants. Sans arriver à l’amitié, ces relations s’étaient continuées, s’étendant même aux familles. À la vérité, madame Adeline mère n’avait point vu madame Eck mère, une vieille femme de quatre-vingts ans, aussi fervente dans la religion juive qu’elle pouvait l’être dans la sienne ; mais mesdames Eck et Debs faisaient à madame Constant Adeline des visites que celle-ci leur rendait, et les enfants, les deux frères Eck et les trois frères Debs avaient plus d’une fois dansé avec Berthe.
Les politesses échangées, le père Eck prit son air bonhomme, et, regardant le cahier sur lequel madame Adeline faisait ses chiffres :
– Touchours à l’oufrage, matame Ateline, dit-il, je foutrais bien afoir une embloyée gomme fous et... au même brix.
Et il partit d’un formidable éclat de rire, car il était toujours le premier à sonner la fanfare pour ses plaisanteries, sans s’inquiéter de savoir s’il n’était pas quelquefois le seul à les trouver drôles.
Mais ses éclats de rire se calmaient comme ils partaient, c’est-à-dire instantanément ; il prit une figure grave, presque désolée :
– À brobos, matame Ateline, afez-fous tes noufelles de MM. Bouteillier frères ? demanda-t-il.
– J’en ai reçu ce matin.
– Fous safez qu’ils susbendent leurs bayements ?
– C’est ce qu’on m’écrit.
– Est-ce que fous étiez engagés afec eux ?
– Malheureusement. Et vous ?
– Nous ? Oh ! non. Ils auraient pien foulu, mais nous n’avons bas foulu, nous. Tebuis trois ans, ils ne m’insbiraient blus gonfiance ; c’était tes chens qui menaient drop de drain : abbardement aux Champs-Élysées, château aux enfirons de Baris, filla à Trouville, séchour à Cannes pendant l’hiver, cela ne bouvait bas turer.
Il y eut un silence ; le père Eck paraissait assez gêné, et madame Adeline l’était aussi jusqu’à un certain point, se demandant ce que pouvait signifier cette visite insolite ; elle voulut lui venir en aide :
– Est-ce que vous êtes satisfait de vos nouveaux procédés de teinture ? demanda-t-elle en portant la conversation sur un sujet de leur métier, qui pouvait fournir une inépuisable matière et que d’ailleurs elle était bien aise de tirer au clair.
– Oh ! drès satisvait.
– Et cela vous revient vraiment moins cher que, chez MM. Blay ?
Il ouvrit la bouche pour répondre, puis il la referma, et ce fut seulement après quelques secondes de réflexion qu’il se décida :
– Matame Ateline, matame Adeline, je ne beux bas fous tire, l’infentaire n’a bas été vait.
Cela fut répondu avec une bonhomie si parfaite qu’on aurait pu croire à sa sincérité, mais il la compromit malheureusement en se hâtant de changer de sujet.
– Quand fous foutrez fenir à la maison, chaurai le blaisir de fous montrer ça ; mais ce que je foutrais pien fous montrer, c’est nos nouveaux métiers-fixes à filer ; c’est fraiment une pelle infention ; seulement tepuis un an que nous les avons installés, tous les fils cassaient, nous allions faire bour cinquante mille vrancs de véraille, quand mon betit Michel a drouvé un bervectionnement aussi simple que barvait ; il faut voir ça ; je lui ai fait brendre un prefet. Il a vraiment le chénie de la mécanique, ce garçon-là.
– Est-ce que M. Michel va directement exploiter son brevet ?
– Il le fentra ; tous les Eck, tous les Debs restent ensemble, touchoure.
– Ce qu’on appelle à Elbeuf les Cocodès, dit Michel en riant et en répétant une plaisanterie qui était spirituelle à Elbeuf.
Il y eut encore un silence, puis M. Eck se levant, vint auprès de madame Adeline :
– Est-ce que je bourrais fous tire un mot en barticulier ?
Passant la première, madame Adeline le conduisit dans le salon.
– Quelle mauvaise nouvelle lui apportait-on ?
Ce fut la question que madame Adeline, troublée, se posa, mais qu’elle eut la force, cependant, de retenir pour elle.
Bien qu’elle n’eût aucune raison de se défier de M. Eck, qu’elle savait droit en affaires, brave homme et bonhomme dans les relations de la vie, elle avait été si souvent, en ces derniers temps, frappée de coups qui s’abattaient sur elle à l’improviste et tombaient précisément d’où on n’aurait pas dû les attendre, qu’elle se tenait toujours et avec tous sur ses gardes, inquiète et craintive.
Dans la ville, on disait que les Eck et Debs tentaient depuis longtemps des essais pour fabriquer la nouveauté mécaniquement et en grand comme ils fabriquaient le drap lisse : était-ce là la cause de cette visite étrange ? Dans ces Alsaciens ingénieux qui savaient si bien s’outiller et qui réussissaient quand tant d’autres échouaient, allait-elle rencontrer des concurrents qui rendraient plus difficile encore la marche de ses affaires !
Était ce un danger menaçant leur maison ou la situation politique de son mari qu’il venait lui signaler dans un sentiment de bienveillance amicale ?
De quelque côté que courût sa pensée, elle ne voyait que le mauvais sans admettre le bon ou l’heureux ; et ce qui augmentait son trouble, c’était de voir l’embarras qui se lisait clairement sur cette physionomie ordinairement ouverte et gaie.
Elle s’était assise en face de lui, le regardant, l’examinant, et elle attendait qu’il commençât ; ce qu’il avait à dire était donc bien difficile ?
Enfin il se décida :
– Quand nous nous sommes expatriés pour fenir à Elpeuf, nous n’afons pas drouvé ici tout le monde bien tisposé à nous recevoir. On tisait : « Qu’est-ce qu’ils fiennent faire ; nous n’afons bas pesoin t’eux ? M. Ateline n’a bas été parmi ceux-là, au gontraire, il n’a obéi qu’à un sentiment patriotique pour les exilés et aussi pour sa ville où nous apportions du trafail ; et cela, matame, nous a été au cœur ; tans la position où nous étions, quittant notre pays, recommençant la vie à un âge où beaucoup ne bensent blus qu’au repos, nous afons été heureux de troufer une main loyalement ouferte.
Ces paroles n’indiquaient rien de mauvais, l’inquiétude de madame Adeline se détendit.
– Quand l’année ternière, continua M. Eck, nous afons eu le chagrin de perdre mon peau-frère Debs, nous afons encore retrouvé M. Ateline. Fous safez ce qui s’est passé à ce moment et comment des gens se sont récusés pour ne pas lui faire des funérailles convenables ; on tisait : « Quel besoin d’honorer ce chuif qui est fenu nous faire concurrence ? » Toutes sortes de mauvais sentiments s’étaient élevés contre le chuif autant que contre le fabricant, et ceux-là mêmes qui auraient dû se mettre en avant se sont mis en arrière. M. Ateline était alors à Baris, retenu bar les travaux de la Chambre, et il bouvait très pien y rester s’il avait foulu. Mais, aferti de ce qui se passait ici, – peut-être même est-ce bar fous, matame ?
– Il est vrai que je lui ai écrit.
M. Eck se leva et avec une émotion grave il salua respectueusement :
– J’aime à safoir, comme je m’en toutais, que c’est fous.
1 comment