Enfin, aferti, il a quitté Baris et sur cette tombe, lui député, il n’a pas craint de tire ce qu’il pensait d’un honnête homme qui avait apporté ici une industrie faisant vivre blus de mille personnes, dans une ville où il y a tant de misère. Et pour cela il a trouvé des paroles qui retentissent toujours dans notre cœur, le mien et celui de tous les membres de notre famille.

Il fit une pause, ému bien manifestement par ces souvenirs ; puis reprenant :

– Ne fous temantez pas, matame pourquoi je rappelle cela ; fous allez le savoir ; c’est pour fous le tire que je bous ai demandé ce moment d’entretien bartigulier. Après ces exbligations, fous gomprenez quelle estime nous avons pour M. Ateline et tans quels termes nous barlons de lui : ma mère, ma sœur, ma femme, mes fils, mes nefeux et moi-même ; il n’est bersonne à Elpeuf pour qui nous avons autant d’estime et, permettez-moi le mot, autant d’amitié. Ce qui vous touche nous intéresse et pien souvent nous nous sommes réchouis en apprenant une ponne affaire pour fous, comme nous nous sommes affligés en en apprenant une mauvaise : – ainsi celle de ces Bouteillier.

Peu à peu, madame Adeline s’était rassurée : tout cela était dit avec une bonhomie et une sympathie si évidentes que son inquiétude devait se calmer comme elle s’était en effet calmée ; mais à ces derniers mots, qui semblaient une entrée en matière pour une question d’argent, ses craintes la reprirent. Ces protestations de sympathie et d’amitié qui se manifestaient avec si peu d’à-propos n’allaient-elles aboutir à une conclusion cruelle, que M. Eck, qui n’était pas un méchant homme avait voulu adoucir en la préparant : c’était le terrible de sa situation de voir partout le danger.

– Certainement, continua M. Eck, il n’y a bas pésoin d’être dans des conditions bartigulières pour être charmé en voyant mademoiselle Perthe : c’est une pien cholie personne... qui sera la fille de sa mère, et un jeune homme, alors même qu’il ne connaît pas sa famille, ne peut pas ne pas être séduit par elle, mais combien blus fortement doit-il l’être quand il partage les sentiments que je fiens de fous exprimer. C’est chustement le cas de mon betit Michel ; je tis betit parce que je l’ai vu tout betit, mais c’est en réalité un sage garçon plein de sens, un travailleur, qui nous rend les blus grands services dans notre fabrique, et qui est pien le caractère le blus aimable, le blus facile, le blus affectueux, le blus égal que je gonaisse. Enfin pref il aime matemoiselle Perthe, et je vous temande pour lui la main de fotre fille.

Bien des fois et depuis longtemps déjà, madame Adeline avait marié sa fille, choisissant son gendre très haut, alors que leurs affaires étaient en pleine prospérité, descendant un peu quand cette prospérité avait décliné, baissant à mesure qu’elles avaient baissé, jamais elle n’avait eu l’idée de Michel Debs. Un juif !

Sa surprise fut si vive que M. Eck, qui l’observait, en fut frappé.

– Je fois, dit-il, que fous pensez à matame Ateline mère, qui est une personne si rigoureuse dans sa religion. Nous aussi nous afons notre mère qui pour notre religion n’est pas moins rigoureuse que la vôtre. C’est ce que j’ai tit à mon betit Michel quand il m’a barlé de ce mariage. « Et ta grand’mère, et la grand’mère de mademoiselle Perthe, hein ! »

Justement après être revenue un peu de son étourdissement, c’était à ces grand’mères qu’elle pensait, à celle de Berthe et à celle de Michel.

De celle-ci, que personne ne voyait parce qu’elle vivait cloîtrée comme une femme d’Orient, tout le monde racontait des histoires que le mystère et l’inconnu rendaient effrayantes.

Que n’exigerait-elle pas de sa bru, cette vieille femme soumise aux pratiques les plus étroites de sa religion ? De quel œil regarderait-elle une chrétienne à sa table, elle qui ne mangeait que de la viande pure, c’est-à-dire saignée par un sacrificateur, ouvrier alsacien versé dans les rites, qu’elle avait fait venir exprès ?

Bien qu’elle n’eût ni le temps ni le goût d’écouter les bavardages qui couraient la ville, madame Adeline n’avait pas pu ne pas retenir quelques-unes des bizarreries qu’on attribuait à cette vieille juive et ne pas en être frappée.

Avant l’arrivée des Eck et des Debs à Elbeuf, on s’occupait peu des usages des juifs, mais du jour où cette vieille femme s’était installée dans sa maison, son rigorisme l’avait imposée à la curiosité et aussi à la critique. C’était monnaie courante de la conversation de raconter qu’elle se faisait apporter le gibier vivant pour que son sacrificateur le saignât ; – qu’elle ne mangeait pas des poissons sans écailles ; qu’on faisait traire son lait directement de la vache dans un pot lui appartenant ; – qu’elle avait une vaisselle pour le gras, une autre pour le maigre ; – que le poisson seul pouvait être arrangé au beurre, à l’huile ou à la graisse ; – que, dans les repas où il était servi de la viande, elle ne mangeait ni fromage, ni laitage, ni gâteaux ; – qu’on préparait sa nourriture le vendredi pour le samedi, et, comme ce jour-là les Israélites ne doivent pas toucher au feu, on mettait une plaque de fer sur des braises, et sur cette plaque on plaçait le vase contenant les mets tout cuits, ce vase ne pouvait être pris que par des mains juives ; – enfin, que ses cheveux coupés étaient recouverts d’un bandeau de velours, et qu’elle obligeait sa fille et sa belle-fille à ne pas laisser pousser leurs cheveux.

Sans doute il y avait dans tout cela des exagérations, mais le vrai n’indiquait-il pas un rigorisme de pratiques religieuses peu encourageant ? Elle le connaissait, ce rigorisme dans la foi, depuis vingt ans qu’elle en avait trop souffert auprès de sa belle-mère pour vouloir y exposer sa fille. Et puis, femme d’un juif ! Si bien dégagée qu’elle fût de certains préjugés, elle ne l’était point encore de celui-là. Aucune jeune fille de sa connaissance et dans son monde n’avait épousé un juif : cela ne se faisait pas à Elbeuf.

Mais M. Eck ne lui laissa pas le temps de réfléchir, il continuait :

– Pien entendu, Michel n’a jamais entretenu matemoiselle Perthe de son amour, c’est un honnête homme, un calant homme, croyez-le, matame Ateline. Je ne tis pas que ses yeux n’aient pas barlé, mais ses lèvres ne se sont pas ouvertes. Peut-être sait-elle cependant qu’elle est aimée, car les jeunes filles sont bien fines pour teviner ces choses, mais elle ne le sait pas par des baroles formelles. Michel a foulu qu’avant tout les familles fussent d’accord, et c’est là ce qui m’amène chez vous. J’espérais trouver M. Ateline ; et Michel, qui ne manque pas les occasions où il peut voir matemoiselle Perthe, a tenu à m’accompagner, pien que cela ne soit peut-être pas très convenable. Le hasard a foulu que M. Ateline fût absent et j’en suis heureux, puisque j’ai pu fous adresser ma demande : en ces circonstances une mère vaut mieux qu’un père. Vous la transmettrez à M. Ateline et, si fous le jugez pon, à matemoiselle Perthe. Pour Michel, je fous prie d’insister sur son amour ; c’est sincèrement, c’est tentrement qu’il aime et bour lui ce n’est pas un mariage de convenance, c’est un mariage d’inclination. Bour moi, je vous prie d’insister sur l’honneur que nous attachons à unir notre famille à la vôtre. Je veux vous barler franchement, à cœur ouvert ; je n’ai pas d’ampition et ne recherche pas une alliance avec M. Ateline parce qu’il est député et sera un jour ou l’autre ministre ; je suis técoré et n’ai rien à attendre du gouvernement ; quant à la situation de nos affaires, elle est ponne ; là où d’autres berdent de l’argent, nous en gagnons ; les inventaires vous le brouferont, quand nous pourrons vous les communiquer, vous verrez, vous verrez qu’elle est ponne.

Il se frotta les mains :

– Elle est ponne, elle est ponne ; la maison Eck et Debs est organisée pour bien marcher, elle marchera et durera tant qu’il y aura un Eck, tant qu’il y aura un Debs pour la soutenir. Et je ne crois pas que la graine en manque de sitôt. Donc, ce que nous cherchons uniquement dans ce mariage, c’est l’honneur d’être de fotre famille : le père Eck ne fiffra pas toujours ; les fils, les neveux le remplaceront, et alors, est-ce que ce serait une mauvaise raison sociale : Eck et Debs-Ateline ? La fieille maison continuerait ; le fieil arbre repousserait avec des rameaux nouveaux ; les enfants de Michel seraient des Ateline.

Sur ce mot, il se leva.

– Vous n’attendez pas mon mari ? demanda madame Adeline.

– Non ; je remets notre cause entre vos mains, elle sera mieux blaidée que je ne la blaiderais moi-même.

Ils rentrèrent dans le bureau, où ils trouvèrent Léonie, la figure épanouie par un éclat de rire.

– Je fois qu’on s’est amusé, dit le père Eck, on a taillé une ponne pafette.

– C’est M. Michel qui nous fait rire, dit Léonie.

– Il est pien heureux, Michel, de faire rire les cholies filles ; et qu’est-ce donc qu’il vous contait ?

– Il nous apprenait pourquoi les Carthaginois mettaient des gants ; le savez-vous, monsieur Eck ?

– Ma foi, non, matemoiselle ; de mon temps, les sciences historiques n’étaient pas aussi avancées que maintenant, et nous ne savions pas que les Carthaginois se cantaient.

– Ils se gantaient parce qu’ils craignaient les Romains.

– Ah ! vraiment ? dit le père Eck qui n’avait pas compris.

– Pardonnez-moi, madame, dit Michel en s’adressant avec un sourire d’excuse à madame Adeline, mademoiselle Léonie faisait un devoir sur Annibal qui ne l’amusait pas beaucoup ; j’ai voulu l’égayer. Je crois que maintenant elle n’oubliera plus Annibal.

– M. Michel sait trouver un mot agréable pour chacun, dit la maman.

Madame Adeline regardait sa fille dans les yeux, et à leur éclat il était évident que, pour Berthe aussi, Michel avait trouvé quelque chose d’agréable, – mais à coup sûr de moins enfantin que pour Léonie. L’aimait-elle donc ?

 

 

V

 

L’oncle et le neveu partis, madame Adeline ne reprit pas son travail ; elle n’avait plus la tête aux chiffres ; et, d’ailleurs, le temps avait marché.

On quitta le bureau, Berthe roula sa grand-mère dans la salle à manger, et madame Adeline, qui, pour diriger la fabrique, n’en surveillait pas moins la maison, alla voir à la cuisine si tout était prêt pour servir quand le maître arriverait, puis elle revint dans la salle à manger attendre.

– Comment va le cartel ? demanda la Maman ; est-ce qu’il n’avance pas ?

– Non, grand-mère, répondit Berthe, il va comme Saint-Étienne.

– Comment ton père n’est-il pas arrivé ? aurait-il manqué le train ?

Cela fut dit d’une voix qui tremblait, avec une inquiétude évidente, en regardant sa belle-fille, qui, elle aussi, montrait une impatience extraordinaire.

Tout le monde avait l’oreille aux aguets ; on entendit des pas pressés dans la cour, Berthe courut ouvrir la porte du vestibule.

Presque aussitôt Adeline entra dans la salle à manger, tenant dans sa main celle de sa fille ; tout de suite il alla à sa mère, qu’il embrassa, puis, après avoir embrassé aussi sa femme et Léonie, il se débarrassa de son pardessus, qu’il donna à Berthe, et de son chapeau, que lui prit Léonie.

Alors il s’approcha de la cheminée où, sur des vieux landiers en fer ouvragé, brûlaient de belles bûches de charme avec une longue flamme blanche.

– Brrr, il ne fait pas chaud, dit-il en passant ses deux mains largement ouvertes devant la flamme.

Sa mère et sa femme le regardaient avec une égale anxiété, tâchant de lire sur son visage ce qu’elles n’osaient pas lui demander franchement ; ce visage épanoui, ces yeux souriants ne trahissaient aucun tourment.

Tout à coup, il se redressa vivement ; déboutonnant sa jaquette, il fouilla dans sa poche de côté et en tira cinq liasses de billets de banque qu’il tendit à sa femme :

– Serre donc cela, dit-il.

La Maman laissa échapper un soupir de soulagement ; madame Adeline ne dit rien, mais à l’empressement avec lequel elle prit les billets et à la façon dont elle les pressa entre ses doigts nerveux, on pouvait deviner son émotion et son sentiment de délivrance.

Aussitôt que madame Adeline revint dans la salle à manger ; on se mit à table.

Bien entendu, ce soir-là les affaires personnelles passèrent avant la politique, et la Maman fut la première à mettre la conversation sur les frères Bouteillier :

– Comment une maison aussi vieille, aussi honorable, a-t-elle pu en arriver à cette catastrophe ?

– L’ancienneté et l’honorabilité ne sauvent pas une maison, répondit Adeline, c’est même quelquefois le contraire qu’elles produisent.

Cela fut dit avec une amertume qui frappa d’autant plus qu’ordinairement il était d’une extrême bienveillance, prenant les choses, même les mauvaises, avec l’indulgence d’une douce philosophie, en homme qui, ayant toujours été heureux, ne se fâche pas pour un pli de rose, convaincu que celui qui le gêne aujourd’hui sera effacé demain.

Il est vrai qu’il n’insista pas et qu’il se hâta même d’atténuer ce mot qui lui avait échappé : la catastrophe qui frappait les Bouteillier n’était pas ce qu’on avait dit tout d’abord : c’était une suspension de payement, non une banqueroute avec insolvabilité complète ; il paraissait même certain que les payements reprendraient bientôt et qu’on perdrait peu de chose avec eux.

Cela ramena la sérénité sur les visages et acheva ce que les cinq liasses de billets de banque avaient commencé ; la conversation, d’abord tendue et sur laquelle pesait un poids d’autant plus lourd qu’on ne voulait pas s’expliquer franchement, reprit son cours habituel.

– Quoi de nouveau ici ? demanda Adeline.

– Nous venons d’avoir la visite de M. Eck et de Michel Debs, répondit madame Adeline.

– Et qu’est-ce qu’il voulait, le père Eck ? dit Adeline d’un ton indifférent en se versant à boire.

Cette question fit relever la tête à la Maman, qui maintenant qu’elle était débarrassée de l’angoisse de la faillite Bouteillier, se demandait ce que signifiaient cette visite et ce tête-à-tête avec sa bru. Pourquoi le père Eck n’avait-il pas parlé devant elle ? À son âge, ce juif n’aurait-il pas pu avoir le respect de la vieillesse ?

– Je te conterai cela après dîner, dit madame Adeline.

– Si je suis de trop, je puis me retirer dans ma chambre, dit la Maman avec une dignité blessée.

– Oh ! Maman ! s’écria Adeline.

– Vous savez bien que vous n’êtes jamais de trop, dit madame Adeline sans s’émouvoir. Je demande qu’au lieu de vous retirer dans votre chambre après le dîner, vous assistiez au récit de cette visite.

Il n’était pas rare que la Maman, toujours jalouse de son autorité, fît des algarades de ce genre à sa bru, et alors Adeline, qui ne voulait pas être juge entre sa femme et sa mère, sortait d’embarras par une diversion plus ou moins adroite ; il recourut à ce moyen :

– Tu sais, fillette, dit-il à Berthe, que j’ai pensé à toi ; comme tu me l’avais recommandé, j’ai été me promener dans l’allée des Acacias mardi et vendredi, mais, quoique j’aie bien regardé toutes les femmes élégantes, je ne peux pas te dire si cette année les redingotes seront longues ou courtes : j’en ai vu qui descendaient jusqu’aux bottines et j’en ai vu qui s’arrêtaient un peu plus bas que les hanches ; tu peux donc faire la tienne comme tu voudras.

– Si j’en faisais faire trois, dit Berthe en riant, une longue, une moyenne et une courte ?

– C’est une idée.