Je dois dire aussi, pour être fidèle à la vérité, que j’ai vu peu de foulé : ce qui est fâcheux pour Elbeuf, mais c’est ainsi.

Après sa fille, ce fut le tour de sa nièce : il s’était acquitté de deux commissions dont elle l’avait chargé : il avait acheté l’Atlas qu’elle désirait et commandé une boîte de pastels telle que la voulait papa Nourry.

– Je pense qu’il en sera content et te mettra tout de suite à dessiner ses oiseaux.

– Oh ! merci, mon oncle ; comme tu es gentil !

Le dîner tourna un peu plus court qu’à l’ordinaire ; le dessert à peine servi, Berthe se leva de table et fit signe à Léonie de se lever aussi. Ce n’était pas la présence de la Maman qui empêchait de parler de la visite du père Eck, c’était la leur ; Berthe l’avait compris et ne voulait pas retarder le moment des explications.

– Viens, dit-elle à sa cousine.

Elles montèrent à leur chambre, tandis qu’Adeline poussait le fauteuil de sa mère dans le bureau, dont madame Adeline fermait la porte.

– Eh bien ? demanda-t-elle.

– Eh bien... M. Eck est venu me demander la main de Berthe pour son neveu Michel.

– Le père Eck ! s’écria Adeline.

– Ce juif ! s’écria la Maman en levant au ciel ses mains que l’indignation rendait tremblantes.

Comme madame Adeline ne répondait rien, la Maman reprit :

– Ce juif ! il ose nous demander notre fille ! Un Allemand !

– Il ne faut rien exagérer, dit Adeline, il est plus Français que nous, puisqu’il l’est par le choix, et qu’il a payé cet honneur d’une partie de sa fortune.

– Crois-tu donc que s’il avait trouvé son intérêt à être Prussien, il ne le serait pas ?

– Enfin, il ne l’est pas.

– Mais il est juif ; tu ne diras pas qu’il n’est pas juif !

– Assurément non.

– Et tu gardes ce calme en le voyant nous faire cette injure !

– Je suis au moins aussi surpris que vous.

– Surpris ! C’est surpris que tu es ! Tu crois que c’est la surprise qui me soulève de ce fauteuil où depuis quatre ans je reste inerte.

– Crois-tu donc que M. Eck ait voulu nous faire injure ?

– Que m’importe qu’il ait voulu ou qu’il n’ait pas voulu ; l’injure n’en existe pas moins.

– Un homme dans la position de M. Eck ne nous fait pas injure en nous demandant la main de notre fille.

– Il ne s’agit pas de sa position, il s’agit de sa religion : il est juif, n’est-ce pas ! et son neveu l’est aussi ?

– Mon Dieu, Maman, permets-moi de dire que c’est là un préjugé d’un autre âge. Le temps n’est plus où le juif était un paria, il s’en faut de tout ; il n’y a qu’à ouvrir les yeux pour voir quelle place il occupe aujourd’hui dans notre monde : la finance, la haut commerce, l’industrie.

Puis, comme il voulait enlever à cet entretien la violence passionnée que sa mère y mettait, il prit un ton enjoué :

– Si les choses marchent du même pas, il est facile de prévoir qu’avant peu ce sera le chrétien qui sera l’esclave du juif : lis le compte rendu des premières représentations : en tête des personnes citées, ce sont des juifs que tu trouveras.

Mais au lieu de calmer sa mère, il l’exaspéra.

– Je suis bien vieille, dit-elle, je suis paralysée, je n’ai plus d’initiative, je n’ai plus d’autorité, je n’ai plus la fortune qui la fait respecter, je ne suis plus rien, mais au moins je suis encore ta mère et jamais je ne te permettrai de plaisanter ma foi. Ah ! Constant, la Chambre t’a perdu ! À vivre avec ces avocats et ces journalistes habitués à discuter le pour et le contre et à trouver qu’il y a autant de bonnes raisons pour une opinion que pour une autre, tu es devenu ce qu’ils sont eux-mêmes, un incrédule ; tu ne sais plus ce qui est bien, tu ne sais plus ce qui est mal ; vous appelez cela de la tolérance ; il n’y a pas de tolérance pour le mal, il doit être écrasé.

Elle avait toujours à côté d’elle une forte canne avec laquelle elle faisait avancer ou reculer son fauteuil, quand elle ne voulait point appeler pour qu’on le roulât ; elle la prit, et, d’une main encore vigoureuse, elle frappa le parquet avec une énergie qui disait celle de sa volonté.

– Il doit être écrasé.

Et de plusieurs coups de canne elle sembla vouloir écraser un être vivant, le père Eck, sans doute, ou son neveu, plutôt qu’une chose idéale – ce mal qui l’enflammait.

Adeline aimait sa vieille mère autant qu’il la respectait ; aussi, lorsqu’elle abordait la question religieuse, tâchait-il toujours, lorsqu’il ne pouvait pas céder, de laisser tomber la conversation ou de la détourner. À quoi bon discuter ? il savait qu’il ne lui ferait rien abandonner de ses idées ; et d’autre part, il ne voulait pas prendre des engagements qu’il ne tiendrait pas. Mais en ce moment ce n’était pas une discussion plus ou moins théorique qui était soulevée, c’était une affaire personnelle, qui pouvait être la plus grave pour sa fille – celle de sa vie même.

– Je t’en prie, Maman, dit-il avec douceur, ne te laisse pas emporter par ton premier mouvement ; avant de juger la demande de M. Eck injurieuse, sachons dans quelles conditions elle se présente.

– Toujours les conditions, les circonstances atténuantes.

Sans répondre à sa mère, il s’adressa à sa femme :

– Hortense, dis-nous ce qui s’est passé dans ton entretien avec M. Eck.

Il fit un signe furtif à sa femme pour qu’elle allongeât son récit autant qu’elle le pourrait : pendant ce temps, sa mère se calmerait sans doute.

Madame Adeline comprit ce que son mari voulait et rapporta à peu près textuellement les paroles de M. Eck.

Mais la Maman ne la laissa pas aller sans l’interrompre ; aux premiers mots elle lui coupa la parole :

– Tu vois que ces juifs se rendent justice et qu’ils sentirent la répulsion qu’ils inspiraient en venant s’établir ici pour ruiner d’honnêtes gens par la concurrence.

– Je t’en prie, Maman, permets qu’Hortense continue, ou nous ne saurons rien.

Madame Adeline reprit, mais presque tout de suite la Maman interrompit encore :

– Vois-tu ta main ouverte ! qu’avais-tu besoin de leur tendre la main ! tout le mal vient de toi et de ton discours ; ah ! si tu m’avais écouté !

Quand madame Adeline appuya sur l’estime que tous les Eck et tous les Debs professaient pour Adeline, la Maman secoua la tête en murmurant :

– L’estime de ces gens-là ! voilà une belle affaire vraiment ! il n’y pas de quoi se rengorger comme tu le fais.

Madame Adeline continua lentement et la Maman fit des efforts pour se contenir ; mais quand sa bru répéta les paroles même qui avaient été la conclusion du père Eck : « Est-ce que ce serait une mauvaise raison sociale : Eck et Debs-Adeline. Le vieil arbre repousserait avec des rameaux nouveaux », elle poussa un cri d’indignation :

– Et vous n’avez pas vu, vous, que ces juifs veulent s’emparer de notre maison ! la fille, ils en ont bien souci ; c’est le nom qu’ils veulent, c’est la maison qu’il leur faut.

Après cette explosion, il y eut un moment de silence : la Maman tenait les yeux fixés sur le plancher et paraissait suivre sa pensée, agitant ses lèvres sans former des mots distincts. Tout à coup elle prit la main de son fils violemment :

– Constant, la vérité : on me la cache ici, ta femme, toi-même. Maintenant il faut parler. Comment vont tes affaires ? Tu es donc bien malade que ces gens pensent pouvoir hériter de toi ?

Il hésita un moment en regardant sa femme :

– Ce n’est pas de ta femme qu’il faut prendre conseil, c’est de ton cœur, de ta conscience ; je t’interroge, ne répondras-tu pas à ta mère ?

Il hésita encore.

– C’est vrai ce que je crains ? dit-elle doucement, tendrement.

– Oui.

 

 

VI

 

La Maman, si exaltée quelques minutes auparavant, avait tendu la main à son fils, et comme il était venu s’asseoir près d’elle, elle tenait la main qu’il lui avait donnée entre les siennes.

– Mon pauvre garçon, répétait-elle, mon pauvre garçon !

– Tu as raison de te plaindre, dit-il, après avoir consulté sa femme d’un rapide coup d’œil, il est vrai que nous t’avons caché la vérité.

– Ah ! pourquoi ? Pouvais-tu avoir une meilleure confidente que ta mère, un autre soutien ?

– Je ne voulais pas t’affliger, t’inquiéter. Tu as besoin de calme, de repos, et tu n’es que trop disposée à te donner la fièvre. À quoi bon te tourmenter pour des embarras qui devaient, semblait-il, être de peu de durée ?

– Si vieille que je sois, je ne suis pas en enfance ; je n’avais pas mérité que tu me fisses injustement ce chagrin ; m’éloigner de toi, nous séparer, je ne comprends pas qu’une pareille pensée ait pu te venir.

Madame Adeline avait pour principe de ne jamais intervenir entre son mari et sa belle-mère, mais c’était à condition que d’une façon directe ou indirecte elle ne fût pas elle-même prise à partie : dans ces derniers mots elle vit une allusion à son influence et ne voulut pas la laisser passer sans répondre.

– Permettez-moi, Maman, de vous faire observer qu’il nous était bien difficile de nous plaindre de nos embarras, sans paraître en faire remonter la responsabilité à l’effort que nous nous sommes imposé pour vous rembourser votre part, car c’est à partir de ce moment même que notre gêne a commencé. Nous avions compté sur de bonnes années ; nous en avons eu de mauvaises. Fallait-il à chaque perte ou à chaque inventaire vous dire : « Voilà la situation ! » Cela eût-il été discret et délicat ? Nous ne l’avons pensé, ni Constant ni moi ; je ne l’ai pas plus influencé qu’il ne m’a influencée lui-même. Cela s’est fait tacitement, spontanément entre nous. D’ailleurs je pensais comme lui que ce n’était vraiment pas la peine de vous tourmenter pour des embarras qui, pour moi comme pour lui, semblaient ne pas devoir durer.

– Et quand vous avez vu qu’ils duraient ?

– Il était trop tard pour vous porter un si gros coup.

– Enfin, quels sont-ils ?

Ce fut Adeline qui, sur un signe de sa femme, reprit la parole :

– Un mot va te répondre : tu as vu les cinquante mille francs que j’ai remis à Hortense en arrivant ; d’où crois-tu qu’ils viennent ?

– De chez un banquier ?

– De chez un ami. Encore le mot ami est-il trop fort. En réalité, de chez une simple connaissance à qui je n’aurais jamais pensé à m’adresser, qui est venue à moi et qui m’a presque fait violence pour que j’accepte ce prêt.

Sa femme le regarda avec une telle surprise qu’il voulut tout de suite la rassurer.

– C’est le vicomte de Mussidan, de qui je t’ai parlé, que je rencontre chez mon collègue le comte de Cheylus toutes les fois que j’y vais ; un homme du monde, charmant, très lancé. Je dînais hier chez M. de Cheylus, et le vicomte de Mussidan comme toujours s’y trouvait. On n’a guère parlé que de la débâcle des Bouteillier, qui tenaient dans le monde parisien une place égale à celle qu’ils occupaient dans le commerce. Sans avouer l’embarras dans lequel elle me mettait, je n’ai pas caché qu’elle était un coup sensible pour nous et qui se produisait aussi mal à propos que possible. Quand je suis sorti, M. de Mussidan m’a accompagné ; nous avons causé des Bouteillier, longuement causé : très galamment il s’est mis à ma disposition, en me demandant d’user de lui comme d’un ami ; qu’il serait heureux de m’obliger ; enfin tout ce que peut dire un homme aimable. Je l’ai remercié, mais, bien entendu, j’ai refusé. Ce matin, il est venu chez moi et a recommencé ses offres de services d’une façon si pressante que j’ai fini par accepter ses cinquante mille francs ; il se serait fâché si j’avais persisté dans mon refus.

– Voilà qui est bien étonnant, dit la Maman.

– Qui serait étonnant de la part de tout autre, mais qui l’est beaucoup moins de la sienne : c’est, je vous le répète, le plus charmant homme que j’aie rencontré, et si je ne suis pas son ami, je crois pouvoir dire qu’il est le mien ; jamais personne ne m’a témoigné autant de sympathie ; s’il connaissait Berthe, je croirais qu’il veut être mon gendre.

– Peut-être veut-il être tout simplement celui de la maison Adeline, dit la Maman.

– Je crois que la maison Adeline ne dit pas grand chose à un jeune homme lancé comme lui et vivant dans un monde où la gloire des maisons de commerce n’est pas cotée. Quoi qu’il en soit, les choses sont ainsi : c’est lui qui m’a prêté ces cinquante mille francs, et il nous rend un service dont nous devons lui être reconnaissants.

– En es-tu donc là, mon pauvre enfant, de ne pas pouvoir trouver cinquante mille francs ? s’écria la Maman.

– Non, Dieu merci ; mais j’en suis là de savoir gré à celui qui m’épargne le souci de les chercher. Au lendemain de la débâcle des Bouteillier, dans laquelle on sait que nous sommes pris, il est bon qu’on ne croie pas, dans notre monde, que je puis avoir un besoin immédiat de cinquante mille francs ; notre crédit déjà bien ébranlé s’en serait mal trouvé ; la prêt de ce brave garçon nous donne le temps de respirer et de nous retourner : n’est-ce pas, Hortense ?

– Assurément, surtout si, comme tu l’espères, les Bouteillier reprennent leurs payements.

– Mais enfin, demanda la Maman, comment cette situation s’est-elle créée ? comment en est-elle arrivée là ?

– Ah ! comment ! comment ! dit Adeline en secouant la tête d’un geste découragé.

– Pourtant, continua la Maman, il n’y a rien à dire contre Hortense, elle administre aussi bien que possible.

– Si l’administration seule pouvait faire la fortune d’une maison, la nôtre serait superbe ; malheureusement elle ne suffit pas, il faut la direction, il faut des circonstances, et la direction a été mauvaise, comme les circonstances depuis quelques années ont été désastreuses.

– La direction mauvaise ! interrompit la Maman ; mais c’est toi le directeur.

– Eh bien, j’ai été un mauvais directeur : je me suis endormi dans le succès, comme d’autres que moi se sont endormis à Elbeuf ; nous faisions bien, nous avons cru qu’il n’y avait qu’à continuer à bien faire ; que nous aurions toujours l’exportation, et que nous battrions l’importation parce que nous lui étions supérieurs : l’exportation a diminué à mesure que l’outillage des pays étrangers s’est développé, et l’importation nous bat, parce qu’en France on aime le nouveau et l’original, et que les commissionnaires comme les tailleurs ont intérêt à vendre au prix qu’ils veulent des étoffes dont on ne connaît pas la valeur vraie. Nous nous sommes spécialisés dans notre supériorité, et au lieu de développer par la science professionnelle le sens de la transformation et de la mobilité, nous avons vécu pieusement sur le passé, sur le foulé, sans nous apercevoir que le foulé ne pouvait pas être éternel, La mode n’en veut plus ; nous voilà à bas. Qu’importe que nous produisions bien, si on ne veut pas de nos produits et si nous les vendons à perte ? C’est là que ma direction a été mauvaise. Fier de ma supériorité, je me suis conduit en artiste, non en commerçant.

– Tu as été un Adeline, dit la Maman.

– Peut-être ; mais tandis que j’étais un Adeline des temps passés, d’autres étaient des hommes de leur temps, marchant avec lui, au lieu de rester tranquilles comme moi.