et avec toi.
– Oh ! moi, je ne voudrai que ce que tu voudras et ce que voudra Berthe : il est évident que la répugnance avec laquelle j’ai accueilli la demande de M. Eck n’était pas raisonnée ; je reconnais qu’aucun reproche ne peut être adressé à Michel et, s’il n’est pas le gendre que j’aurais été chercher, il est cependant un gendre que je ne repousserai pas ; il n’y a donc pas à s’occuper de moi ; mais ta mère ? Tu interroges Berthe et elle te répond – je le suppose – qu’elle sera heureuse de devenir la femme de Michel. J’ai peine à croire que, jusqu’à présent, elle ait vu en lui un futur mari, et qu’elle se soit prise pour lui d’un sentiment tendre. Mais du jour où tu lui parles de ce mariage, ce sentiment peut naître et se développer vite, car je conviens sans mauvaise grâce que Michel est beau garçon, et qu’il sait mieux que personne être aimable quand il veut plaire. Alors qu’arrivera-t-il ? Ou tu passes outre, et c’est le malheur de ta mère que nous faisons ; à son âge, avec son despotisme d’idées, cela est bien grave, et la responsabilité est lourde pour nous. Ou tu subis le refus de ta mère, et alors nous faisons le malheur de Berthe, si ce sentiment est né.
– Je passerais outre, et j’ai la conviction que Maman, qui, comme toi, a été surprise, finirait par entendre raison.
Madame Adeline leva la main par un geste de doute : elle connaissait la Maman mieux que le fils ne connaissait sa mère, et savait par expérience qu’on ne lui faisait pas entendre raison.
– J’admets, dit-elle, que tu obtiennes le consentement de ta mère, mais tout n’est pas fini, il y a un empêchement à ce mariage qui vient de nous, de notre situation, et que ni l’un ni l’autre nous ne pouvons lever – c’est la dot. Pouvons-nous dire à M. Eck que nous marions notre fille sans la doter ! Et pouvons-nous faire cet aveu, sans faire en même temps celui de notre détresse ? Je ne veux pas revenir sur mon préjugé et dire que c’est parce que Michel est juif qu’il refusera une fille sans dot, alors surtout qu’il doit s’attendre à une certaine fortune escomptée vraisemblablement à l’avance. Mais il est commerçant, et trouveras-tu beaucoup de commerçants dans une situation égale à celle des Eck et Debs qui épouseront une fille pour ses beaux yeux ? Nous pouvons donc en être pour la honte de notre confession, et Berthe pour l’humiliation d’un mariage manqué. Est-il sage de nous exposer à un pareil échec qui, se réalisant, aurait des conséquences désastreuses, non seulement pour Berthe, mais encore pour notre crédit. Réfléchis à cela.
Ces derniers mots étaient inutiles. À mesure que sa femme parlait et déduisait les raisons qui s’opposaient à ce mariage, Adeline, qui tout d’abord l’avait écoutée en la regardant, se penchait vers le feu, absorbé manifestement dans une méditation douloureuse.
– Tant d’années de travail, murmura-t-il, tant d’efforts, tant de luttes, de ta part tant de soins, tant de fatigues, tant d’énergie, pour en arriver là ! Pauvre Berthe ! Que ne t’ai-je écouté quand il en était temps encore !
Elle le regarda, tristement penché sur le feu qui éclairait sa tête grisonnante. Quels changements s’étaient faits en lui en ces derniers temps ! Comme il avait vieilli vite, lui qui jusqu’à quarante ans était resté si jeune ! Comme sur son visage au teint coloré les rides s’étaient profondément incrustées ; ses yeux, autrefois doux et le plus souvent égayés par le sourire, avaient pris une expression de tristesse ou d’inquiétude.
– Si encore, dit-il en suivant sa pensée et en se parlant plus encore qu’il ne parlait à sa femme, on pouvait entrevoir quand cela finira et comment ! J’ai été bien imprudent, bien coupable de ne pas t’écouter.
Madame Adeline n’était pas de ces femmes qui mettent la main sur la tête de leur mari lorsqu’il va se noyer : s’il s’attristait, elle l’égayait ; s’il se décourageait, elle le réconfortait ; de même que s’il s’emballait, elle l’enrayait.
– Je n’étais sensible qu’à l’intérêt immédiat, dit-elle, mais crois bien que j’ai compris toute la force des raisons qui t’ont retenu. À trente ans, ayant sa position à faire, on pouvait courir cette aventure, mais à ton âge et dans ta situation il était sage et naturel de ne pas oser la risquer. Ce n’est pas moi qui jamais te reprocherai de t’être abstenu.
– Tes reproches seraient moins durs que ceux que je m’adresse moi-même, car tu n’as vu que les raisons avouables qui m’ont retenu et tu ne sais pas, toi qui cependant me connais si bien, celles que j’appelais à mon aide quand je me sentais prêt à te céder. Un jour, il y a trois ans, c’est-à-dire à un moment où nous avions encore les moyens de transformer notre fabrication, j’étais décidé. J’avais tout pesé et en fin de compte j’étais arrivé à la conclusion évidente, claire comme le soleil, que c’était pour nous le salut. J’allais te l’écrire et j’avais déjà pris la plume, quand une dernière faiblesse, une sorte d’hypocrisie de conscience, m’arrêta. Au lieu de t’écrire à toi, ici à Elbeuf, j’écrivis à Roubaix, pour demander des renseignements sur le prix que nos concurrents payent le charbon, le gaz, le mètre courant de construction. La réponse m’arriva le surlendemain ; le charbon que nous payons 240 francs le wagon, coûte là-bas 120 francs ; le gaz, grâce aux primes de consommation, coûte 15 centimes le mètre cube ; enfin la construction d’un bâtiment industriel revient à 22 francs le mètre superficiel ; tu vois, sans qu’il soit besoin que je te le répète, tout ce que je me dis ; et comme je ne cherchais qu’un prétexte et qu’une justification pour rester dans l’inertie, je ne t’écrivis point. Les choses continuèrent à aller pendant que je me répétais glorieusement les raisons qui me paralysaient, et elles finirent par nous amener au point où nous sommes arrivés.
Il se leva et se mit à marcher par la chambre à grands pas avec agitation :
– Heureux, s’écria-t-il, ceux qui ne voient qu’un côté des choses, ils peuvent se décider et agir, ils ont de l’initiative et de l’élan. Moi, je suis ce que l’on peut appeler un bon homme, je vous aime tendrement, toi et Berthe, je n’ai jamais voulu que votre bonheur, et je fais votre malheur. La faute en est-elle à mon caractère, à mon éducation ? Est-ce le milieu dans lequel j’ai vécu pendant les belles années de ma vie, tranquille, heureux sans avoir à prendre des résolutions entraînant avec elles des responsabilités ? toujours est-il que lorsque je suis en face d’un obstacle, j’y reste, comme si pendant que j’attends il allait disparaître lui-même, s’enfoncer ou s’envoler.
– Il n’y a que toi pour te plaindre d’avoir trop de conscience, dit-elle tendrement ; tu es le meilleur des hommes.
– À quoi cette bonté a-t-elle servi ? Qu’ai-je fait pour vous ? Que je meure demain, quelle sera votre position ? Celle que mes parents m’avaient faite, je ne vous la laisse pas. Tu aurais été seule, tu aurais été libre, tu l’aurais améliorée cette situation ; moi, le meilleur des hommes, comme tu dis, je l’ai perdue, et aujourd’hui j’ai le chagrin de ne pas pouvoir marier notre fille comme j’aurais voulu. J’avais fait de si beaux rêves quand nous étions encore les Adeline d’autrefois ! C’était à peine si par le monde je trouvais assez de maris pour faire mon choix. Et maintenant !
Il fit quelques tours par la chambre ; puis revenant à sa femme et s’arrêtant devant elle :
– Eh bien, maintenant, pour le mariage qui se présente, je ne ferai point ce que j’ai fait toute ma vie, me disant : « Il est bien difficile de l’accepter, mais, d’autre part, il est bien difficile de le refuser », attendant que ces difficultés disparaissent d’elles-mêmes. Pour moi, j’ai pu me perdre dans ces hésitations malheureuses, je ne les aurai point pour Berthe. Demain, j’irai avec elle au Thuit, et là, dans la tranquillité du tête-à-tête je l’interrogerai.
Cela fut dit avec résolution, mais aussitôt le caractère reprit le dessus :
– Après tout, elle n’en voudra peut-être pas de ce mariage.
Dans une famille, la mère n’est pas toujours la confidente de ses filles ; c’est quelquefois le père qu’elles choisissent ; c’était le cas chez les Adeline, où Berthe, tout en aimant sa mère tendrement, avait plus de liberté et plus d’expansion avec son père.
Occupée, affairée, appartenant à tous ; madame Adeline n’avait jamais pu perdre son temps dans les longs bavardages où se plaisent les enfants. Quand, toute petite, Berthe venait dans le bureau pour embrasser sa maman et se faire embrasser, celle-ci ne la renvoyait point, mais elle ne se laissait pas caresser aussi longtemps que l’enfant l’aurait voulu ; elle ne la gardait pas dans ses bras, elle ne la dodelinait pas comme la petite le demandait, sinon en paroles franches, au moins avec des regards attendris et ces mouvements enveloppants où les enfants sont si habiles et si persévérants. Après un baiser affectueusement donné, la mère reprenait la plume et se remettait au travail ; ses minutes étaient comptées.
Au contraire, Berthe avait toujours trouvé son père entièrement à elle, sans que jamais il lui répondit le mot qu’elle était habituée à entendre chez sa mère : « Laisse-moi travailler. » Il n’avait pas à travailler, lui, lorsqu’elle voulait jouer, et quoi qu’il eût à faire, il ne le faisait que lorsqu’elle lui en laissait la liberté ; et bien souvent même il commençait sans attendre qu’elle vînt à lui. Avec cela s’ingéniant à lui plaire en tout ; enfant, lorsqu’elle n’était qu’une enfant ; jeune homme, lorsqu’elle était devenue jeune fille. Que de parties de cache-cache avec elle derrière les pièces de drap et dans les armoires ! Que de visites aux quinze ou vingt poupées composant la famille de Berthe, qui toutes, avaient un nom et une histoire qu’il s’était donné la peine d’apprendre sans en rien oublier, et sans jamais confondre entre eux un seul de ses petits-fils ou une de ses petites-filles.
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