L’âge n’avait point affaibli cette passion de Berthe pour ses poupées, et, en rentrant du couvent, elle avait repris avec elles ses jeux d’enfant aussi sérieusement, aussi maternellement que lorsqu’elle n’était qu’une gamine, ne se fâchant point des moqueries de sa grand-mère et de sa mère, mais sachant gré à son père de la prendre au sérieux et de la défendre.
– Ne la raille point, répétait-il, les petites filles qui aiment le plus tendrement leurs poupées sont les mêmes qui plus tard aiment le plus tendrement leurs enfants ; on est mère à tout âge.
Il ne s’en tenait point aux paroles et quelquefois il voulait bien encore, comme dix ans auparavant, faire le « monsieur qui vient en visite », le « médecin », et surtout le « grand-papa » qui revient de Paris les poches pleines de surprises pour les enfants de sa fille.
Dans ces conditions, il était donc tout naturel qu’Adeline se chargeât de parler à Berthe de la demande de Michel Debs ; il avait assez souvent joué le rôle du « notaire » ou de l’« ami de la famille », venant entretenir la « maman » de projets de mariage à propos de Toto ou de Popo, pour remplir ce rôle sérieusement et faire pour de bon le « papa. »
Le lendemain matin, le vent de la nuit était tombé, et quand, à huit heures, le père et la fille montèrent dans la vieille calèche, le ciel était clair, sans nuages, avec des teintes roses et vertes du côté du levant comme on en voit souvent, en novembre, après les grandes pluies d’ouest. Bien que le cocher fût sur son siège, on ne partit pas tout de suite, parce qu’il fallait arrimer le déjeuner dans le coffre de derrière et c’était à quoi s’occupait madame Adeline, aidée de Léonie. Il ne restait pas de domestiques au Thuit pendant l’hiver et, lorsqu’on devait y manger, il fallait emporter les provisions qu’on voulait ajouter aux œufs frais de la fermière. Enfin le coffre fut fermé.
– Bon voyage !
– À ce soir !
Et de la rue Saint-Étienne la calèche passa dans la rue de l’Hospice pour gagner la côte du Bourgtheroulde ; comme le temps était doux, les glaces n’avaient point été fermées ; en tournant au coin de la rue du Thuit-Anger, Adeline aperçut Michel Debs qui venait en sens contraire.
– Tiens, qu’est-ce que Michel Debs fait par ici ? dit-il.
– Il faut le lui demander, répondit Berthe en riant.
– Ce n’est pas la peine.
On se salua, et pour la première fois, Adeline remarqua qu’il y avait dans le regard de Michel comme dans le mouvement de sa tête et le geste de son bras quelque chose de particulier qui ne ressemblait en rien au salut de tout le monde ; comment n’avait-il pas vu cela jusqu’alors ?
– Est-ce que Michel Debs savait que nous devions aller au Thuit ce matin ? demanda Adeline lorsqu’ils furent passés.
– Comment l’aurait-il su ?
– Tu aurais pu le lui dire hier au soir.
Berthe ne répondit pas.
Puisque le hasard de cette rencontre mettait l’entretien sur Michel, Adeline se demanda s’il ne devait pas profiter de l’occasion pour le continuer ; mais il ne s’agissait plus de Toto ou de Popo, et il trouva que dans cette voiture il n’aurait pas toute la liberté qu’il lui fallait : c’était la vie de sa fille, son bonheur qui allaient se décider, l’émotion lui serrait le cœur ; l’heure présente était si différente de celle qu’autrefois, dans ses moments de rêveries ambitieuses, il avait espéré !
Comme depuis longtemps déjà il gardait le silence, absorbé dans ses pensées, Berthe le provoqua à parler.
– Qu’as-tu ? demanda-t-elle ; tu ne dis rien ; tu n’es donc pas heureux d’aller au Thuit ?
C’était une ouverture, il voulut la saisir, sinon pour l’entretenir tout de suite de Michel, au moins pour la préparer à se prononcer sur sa demande en connaissance de cause ; il ne suffisait pas en effet de lui dire : « Michel Debs, l’associé de la maison Eck et Debs, désire t’épouser » ; il fallait aussi qu’elle sût à l’avance dans quelles conditions Michel se présentait et l’intérêt matériel qu’il pouvait y avoir pour elle à l’accepter ; ce n’était pas du tout la même chose de refuser ce mariage alors qu’elle croyait à la fortune de ses parents, que de le refuser en sachant cette fortune gravement compromise.
– Il a été un temps, dit-il, où je n’avais pas de plus grand plaisir que d’aller au Thuit. C’est là que j’ai appris à marcher. C’est là que tu as fait tes premiers pas sur l’herbe. Dans la maison, le jardin, les terres, il n’y a pas un meuble, pas un buisson, pas un chemin ou un sentier qui n’ait son souvenir. Depuis dix-huit ans je n’ai pas planté un arbre, je n’ai pas fait une amélioration, un embellissement sans me dire que ce serait pour toi. Et maintenant... je me demande si je ne vais pas être obligé de le vendre.
– Vendre le Thuit !
– Il faut que tu saches la vérité, si pénible qu’elle puisse être pour toi : nos affaires vont mal, très mal, et si nous ne sommes pas ruinés, il faut avouer que nous sommes gênés ; la crise que nous traversons et les faillites nous ont mis dans une situation difficile. J’espère en sortir, mais il est possible aussi que le contraire arrive. Quant au Thuit, hypothéqué déjà lorsque j’ai dû rembourser ta grand-maman, il l’a été depuis pour toute sa valeur, et avec la dépréciation qui a frappé la terre en Normandie, il nous coûte aujourd’hui plus qu’il ne nous rapporte ; si la situation s’aggrave, il n’est que trop certain que nous ne pourrons pas le garder. Voilà pourquoi je n’ai plus le même plaisir qu’autrefois à aller dans cette terre que j’aimais non seulement pour moi, mais encore pour toi ; où j’arrangeais ta vie avec ton mari, tes enfants... et nous-mêmes devenus vieux. Ne sens-tu pas combien la pensée de m’en séparer m’attriste ?
Berthe prit la main de son père et l’embrassant tendrement :
– Ce n’est pas au Thuit que je pense, c’est à toi.
Ils avaient quitté la grande route pour prendre un chemin coupant à travers des sillons de blé qui, nouvellement ensemencés, commençaient à se couvrir d’une tendre verdure ; à une courte distance sur la droite se détachait sur le fond sombre d’une futaie la façade blanche et rouge d’une grande maison : c’était le château du Thuit, qui, par la masse de sa construction en pierre et en brique, par ses hauts combles en ardoises, par ses cheminées élancées, écrasait les bâtiments de la ferme groupés à l’entour dans une belle cour du Roumois plantée de pommiers et de poiriers puissants comme des chênes.
– C’était bien vraiment en bon père de famille que je soignais tout cela ! dit-il en promenant çà et là un regard attristé.
Ils entraient dans la cour, l’entretien en resta là. On avait vu la voiture venir de loin dans la plaine nue, et le fermier, sa femme et ses deux enfants étaient accourus pour recevoir leur maître.
Berthe, qui était la marraine de ces deux enfants, dont l’un avait quatre ans et l’autre cinq et qu’elle aimait comme des poupées, les prit par la main.
– Ils déjeuneront avec nous, dit-elle à la fermière, je leur apporte des gâteaux.
– Faut que je les débraude, dit la mère.
– Je les débrauderai moi-même, répondit Berthe, qui voulait bien parler normand avec les paysans.
En effet, avant le déjeuner, elle les débarbouilla à fond, les peigna, les attifa, et à table en plaça un à sa droite et l’autre à sa gauche, de façon à les bien surveiller – ce qui n’était pas inutile, car avec leur gourmandise naturelle que l’éducation n’avait point encore adoucie, ils voulaient commencer par les gâteaux.
Adeline, assis vis-à-vis de sa fille, la regardait s’occuper de ces deux gamins, et à voir les prévenances, les attentions qu’elle avait pour eux en leur disant de douces paroles à l’accent maternel, il s’attendrissait.
– Si ce mariage avec Michel Debs manquait, trouverait-elle à se marier plus tard ? Ne serait-elle pas privée d’enfants, elle qui les aimait si tendrement ?
À un certain moment, il exprima tout haut cette pensée, au moins en partie :
– Quelle bonne mère tu ferais ! dit-il.
Ce fut le mot auquel il revint lorsque, après le déjeuner, ils sortirent seuls dans le jardin, et par la futaie gagnèrent la forêt. Il avait pris le bras de sa fille, et soulevant de leurs pieds les feuilles tombées des hêtres, marchant sur le velours des mousses, ils allaient lentement côte à côte, lui ému par ce qu’il avait à dire, elle troublée et angoissée par cette émotion qu’elle sentait et qu’elle attribuait, aux tourments de leur situation.
– Quand je disais tout à l’heure que tu ferais une bonne mère, te doutes-tu que ce n’était pas une allusion à un fait en l’air ?
Elle le regarda toute surprise, sans comprendre, et cependant en rougissant.
– As-tu deviné pourquoi M. Eck est venu hier soir ? continua-t-il.
Elle leva encore les yeux sur lui un court instant, puis vivement les baissant :
– Fais comme si je l’avais deviné, murmura-t-elle.
– Ah ! petite fille, petite fille ! dit-il en souriant de cette réponse féminine.
Elle lui serra le bras par un mouvement d’impatience involontaire.
– Eh bien, il est venu demander ta main pour Michel Debs.
– Ah !
– C’est là tout ce que tu dis ?
– Qu’est-ce que maman lui a répondu ?
– Qu’elle m’en parlerait.
– Et toi, qu’est-ce que tu as dit à maman ?
– Que je t’en parlerais ; car avant nous et les raisons de convenance, il y a toi et les raisons de sentiment ; pour que nous répondions, ta mère et moi, il faut donc que d’abord tu répondes toi-même.
Cependant, après un moment de silence, ce ne fut pas une réponse qu’elle adressa à son père, ce fut une nouvelle question.
– Est-ce que M. Debs sait que nous sommes... c’est-à-dire est-ce qu’il connaît la vérité sur la situation de tes affaires ?
– Je l’ignore ; cependant il est probable que s’il ne sait pas toute la vérité, il la soupçonne en partie ; dans le monde des affaires, il n’est personne à Elbeuf qui ne sache que notre situation n’est pas aujourd’hui ce qu’elle était il y a quelques années. Mais quel rapport cela a-t-il avec la réponse que je te demande ?
– Ah ! papa !
– C’est naïf, ce que je dis ?
Elle lui secoua le bras doucement, par un geste de mutinerie caressante.
– Si M. Debs, sachant que tes affaires ne vont pas bien, demande néanmoins ma main, c’est... qu’il m’aime.
– Ah ! j’y suis.
– Dame !
– Et cela te fait plaisir ?
– Tu demandes des choses...
– Alors tu ne soupçonnais pas qu’il t’aimât ?
– Je ne soupçonnais pas... c’est-à-dire que je voyais bien que M. Debs était très aimable avec moi ; partout où j’allais, je le rencontrais ; toujours je trouvais ses yeux fixés sur moi très... tendrement ; il avait en me parlant des intonations d’une douceur qu’il n’avait pas avec les autres, ni avec Marie qui est mieux que moi, ni avec Claire qui est dans une situation de fortune supérieure à la nôtre, ni avec Suzanne, ni avec Madeleine, mais... les choses n’avaient jamais été plus loin.
– Maintenant elles ont marché, et il dépend de toi qu’elles en restent là s’il ne te plaît point.
– Je ne dis pas cela.
– Dis-tu qu’il te plaît ?
– Il est très bien.
Devant ces réticences il revint à son idée : peut-être ne voulait-elle pas de ce mariage, et n’osait-elle pas l’avouer ; il fallait lui venir en aide :
– Il est vrai qu’il est juif.
Elle se mit à rire franchement :
– Et qu’est-ce que tu veux que ça me fasse qu’il soit juif ?
L’éclat de rire était si naturel et le mot qui l’accompagnait sortait si spontanément du cœur que la preuve était faite : l’affaiblissement de préjugé dont Adeline avait parlé à sa femme se réalisait : féroce chez la grand-mère, résistant encore chez la mère, il n’existait plus chez la fille ; il avait si bien disparu qu’elle en riait. « Qu’est-ce que tu veux que ça me fasse qu’il soit juif ? »
– Si cela ne te fait rien qu’il soit juif, dit Adeline après un moment de réflexion, il n’en est pas de même pour ta grand-mère.
– Elle est opposée à M. Debs, n’est-ce pas ? demanda Berthe d’une voix qui tremblait.
– Peux-tu en douter ?
– Et maman ?
– Ta mère n’avait jamais pensé à ce mariage, mais elle n’y fera pas d’opposition si de ton côté tu le désires ?
– Et toi, papa ?
Cela fut demandé d’une voix douce et émue qui remua le cœur du père.
– Tu sais bien que je ne veux que ce que tu veux.
Elle se serra contre lui.
– C’est justement pour cela qu’il faut que tu t’expliques franchement. Tu dois comprendre que ce n’est pas pour t’obliger à te confesser que je te presse ; que ce n’est pas pour lire dans ton cœur et pour te forcer, sans un intérêt majeur, à y lire toi-même. Je sens très bien que c’est un sujet délicat sur lequel une jeune fille à l’âme innocente comme l’est la tienne voudrait ne pas se prononcer et sur lequel un père, crois-le bien, voudrait n’avoir pas à appuyer. Mais il le faut.
– Je n’ai rien à te cacher.
– J’en suis certain et c’est ce qui me fait insister : depuis que tu as commencé à grandir, je t’ai mariée déjà bien des fois, mais jamais sans que nous soyons d’accord. C’est pour voir si maintenant cet accord existe que je te demande de me parler à cœur ouvert. Est-ce donc impossible ?
– Oh ! non.
– Qui prendras-tu pour confident, si ce n’est ton père ? Où en trouveras-tu un qui t’écoute avec plus de sympathie ?
Ils marchèrent quelques instants silencieusement et quittèrent la futaie pour entrer dans la forêt.
– Eh bien ? demanda-t-il, voyant qu’elle ne se décidait point et voulant l’encourager.
Mais ce ne fut pas une réponse qu’il obtint, ce fut une nouvelle question :
– Pour voir si l’accord dont tu parles existe, ne peux-tu me dire ce que tu penses toi-même de M. Debs ?
– Je n’en pense que du bien ; c’est un honnête garçon.
– N’est-ce pas ?
– Travailleur.
– N’est-ce pas ?
– Aimable, doux, sympathique à tous les points de vue.
– Alors il te plaît ?
– Je t’ai mariée en espérance avec des maris qui ne valaient certes pas celui-là.
Elle regardait son père avec un visage rayonnant, devinant ses paroles avant qu’il eût achevé de les prononcer.
– Je sais bien que dans un mariage il n’y a pas que le mari, il y a le mariage lui-même, dit-elle.
– Et ce n’est pas du tout la même chose.
– Serais-tu aussi favorable au mariage que tu l’es à M. Debs, le mari ?
– Tu m’interroges quand c’est à toi de répondre.
– Oh ! je t’en prie, papa, cher petit père !
Il ne lui avait jamais résisté, même quand elle demandait l’impossible.
Elle lui sourit tendrement :
– Qui prendras-tu pour confidente, si ce n’est ta fille ?
– Gamine !
– Je t’en prie, réponds-moi franchement !
– Eh bien ! non ! je ne suis pas aussi favorable au mariage qu’au mari.
Évidemment, elle ne s’attendait pas du tout à cette réponse ; elle pâlit et resta un moment sans trouver une parole.
– Tu as des raisons pour t’y opposer ? dit-elle enfin.
– Il y a des raisons qui lui sont contraires.
– Des raisons... graves ?
– Malheureusement.
– Qui te sont personnelles ?
– Qui viennent de ta grand-mère et de notre situation.
– Mais on peut se marier, dit-elle vivement avec feu, sans abjurer sa religion ; la femme d’un juif ne devient pas juive ; un juif qui épouse une chrétienne ne se fait pas chrétien ; chacun garde sa foi.
– C’est à ta grand-mère qu’il faut faire comprendre cela, et ce n’est pas chose facile ; me le dire à moi, c’est prêcher un converti ; tu sais comme ta grand-mère est rigoureuse pour tout ce qui touche à sa foi, et, d’autre part, elle est d’une époque où les juifs étaient victimes de préjugés qui pour elle ont conservé toute leur force.
Ils étaient arrivés à un endroit où le chemin bourbeux les obligea à se séparer ; sur le sol plat et argileux, l’eau de la nuit ne s’était point écoulée et elle formait çà et là des flaques jaunes qu’il fallait tourner ou sauter.
– Et quelles sont les raisons qui viennent de notre situation ? demanda-t-elle.
– Tu les as pressenties tout à l’heure en me demandant si Michel Debs savait la vérité sur nos affaires.
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