Balzac, le roman de sa vie Read Online
Balzac, le roman de sa vie
Stefan Zweig
Balzac
Le roman de sa vie
TRADUIT DE L’ALLEMAND PAR FERNAND DELMAS
LIVRE PREMIER
LA JEUNESSE ET LES DÉBUTS
Chapitre Premier
LE DRAME D’UNE ENFANCE
Un homme du génie de Balzac, doué d’une imagination exubérante, capable de poser à côté du monde réel un autre cosmos, un monde accompli, ne saurait que rarement s’en tenir, quand il relate les petits faits de sa vie privée, à la vérité toute nue ; il entend tout soumettre aux caprices souverains d’une volonté qui transfigure le réel. Cette transformation arbitraire de tant d’épisodes vécus, Balzac l’opère – et c’est là un trait caractéristique – jusque sur le fondement même, ordinairement immuable, de toute existence bourgeoise, jusque sur son nom. Un beau jour, vers l’âge de trente ans, il révèle au public qu’il ne s’appelle pas Honoré Balzac, mais Honoré de Balzac, et va même jusqu’à prétendre qu’il a toujours eu le droit incontestable de porter la particule nobiliaire. Sans doute son père évoquait bien, avec quelque suffisance, l’éventualité d’une parenté lointaine, avec la vieille souche gauloise des chevaliers de Balzac d’Entraigues, mais c’était dans la stricte intimité et par manière de plaisanterie. Cette supposition fantaisiste, le fils, lui, avec toute la vigueur de son imagination, l’élève au rang d’un fait indiscutable et la jette au monde comme un défi. Il signe ses lettres et ses livres « de Balzac » et fait même installer le blason des d’Entraigues sur la calèche qui l’emporte dans son voyage à Vienne. Aux railleries décochées dans les journaux à l’occasion de ce vaniteux anoblissement par des confrères malveillants il réplique avec une tranquille impertinence que bien avant sa naissance son père avait déjà établi cette origine aristocratique dans des documents officiels : la particule ne se trouvait pas ainsi plus déplacée sur son acte de naissance que sur ceux de Montaigne ou de Montesquieu.
Par malheur les belles légendes fleuries des poètes se heurtent, dans notre monde maussade, à l’hostilité haineuse et tatillonne des documents desséchés. Cet acte de naissance, triomphalement cité par Balzac, se trouve, hélas, conservé dans les archives de la ville de Tours ; mais on n’y voit pas trace devant son nom de ce « de » aristocratique. Voici ce que note, à la date du 21 mai 1799, en sa prose indifférente et catégorique, l’officier d’état civil de Tours :
Aujourd’hui deux Prairial, an sept de la République française, a été présenté devant moi Pierre Jacques Duvivier, officier public soussigné, un enfant mâle par le citoyen Bernard François Balzac, propriétaire, demeurant en cette commune, rue de l’Armée d’Italie, section du Chardonnet n° 25, lequel m’a déclaré que ledit enfant s’appelle Honoré Balzac, né d’hier à onze heures du matin, au domicile du déclarant…
Dans aucun autre document, pas plus dans l’acte de décès du père que dans l’acte de mariage de la fille aînée, il n’est fait mention de ce titre de noblesse qui se révèle ainsi, avec toutes les digressions généalogiques sur lesquelles il se fonde, comme un simple mirage, produit des rêves du grand romancier.
Mais bien que les archives donnent littéralement tort à Balzac, sa volonté, sa flamboyante volonté créatrice, n’en a pas moins glorieusement triomphé de la sécheresse des papiers administratifs. En dépit de toutes les rectifications rétrospectives, la poésie l’emporte toujours sur l’histoire. Bien qu’aucun roi de France n’ait jamais signé pour lui et pour ses ancêtres de lettres de noblesse, la postérité, docile aux ordres de l’artiste, n’en répond pas moins à qui demande le nom du plus grand romancier français : Honoré de Balzac et non Honoré Balzac ou encore Honoré Balssa.
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Car c’est Balssa et non Balzac, encore moins de Balzac, le véritable nom de famille de ses ancêtres prolétaires. Ils ne possèdent aucun château, ils n’ont point de blason que leur descendant, l’écrivain, puisse peindre sur son carrosse. Ils ne s’en vont pas, chevauchant dans des armures étincelantes, engager des tournois romantiques. Jour après jour ils mènent les vaches à l’abreuvoir, défrichent, à la sueur de leur front, la terre du Languedoc. Le père de Balzac, Bernard-François, est né dans une misérable chaumière du hameau de La Nougayrié, près de Canezac, le 22 juin 1746, parmi les nombreux Balssa qui s’y trouvaient établis. Et la seule notoriété que se soit jamais acquise l’un de ces Balssa est de fort mauvais aloi. L’année même où Honoré quittait l’université, en 1819, le frère de son père est arrêté à l’âge de cinquante-quatre ans sous l’inculpation d’avoir mis à mort une jeune paysanne enceinte, et, l’année suivante, il est guillotiné après un procès sensationnel. Il se pourrait que ce soit précisément le désir de mettre entre lui et cet oncle mal famé toute la distance possible qui ait déclenché chez Balzac la première idée de s’anoblir et de se fabriquer de toutes pièces une autre généalogie.
Le grand-père de Balzac – un vulgaire ouvrier agricole – destinait à la prêtrise son fils Bernard-François, aîné de onze enfants. Le curé du village lui apprit à lire et à écrire et lui enseigna même les rudiments du latin. Mais le gaillard, plein de vigueur, de vitalité et d’ambition, n’était guère d’humeur à subir la tonsure et à se laisser extorquer un vœu de chasteté. Pendant quelque temps encore il s’occupe au village natal, tantôt comme petit clerc chez le notaire, tantôt comme journalier à la vigne et à la charrue.
Mais à vingt ans il se sauve pour ne plus revenir. Avec ce mordant, cette ténacité du provincial que rien ne rebute, illustrée par son fils dans ses romans en tant de magistrales variantes, il fait son trou dans Paris, obscurément d’abord et perdu dans la masse de ces mille jeunes gens qui veulent y faire carrière sans trop savoir eux-mêmes de quelle manière ni dans quelle profession. Qu’il ait été, sous Louis XVI, comme il le prétend une fois arrivé et devenu grand homme dans sa province, avocat au Conseil du roi ou même avocat du roi, c’est là simple gasconnade d’un vieux monsieur qui s’amuse à raconter des histoires, et le fait est qu’aucun almanach du roi ne mentionne un Balzac ou un Balssa dans un tel office. Il faut les grands courants de la Révolution pour entraîner à la surface, comme tant d’autres, ce fils de prolétaires. Il remplit des fonctions administratives à la Commune de Paris – un épisode de sa carrière dont il se gardera bien de se vanter quand il sera plus tard commissaire aux armées. Il semble qu’il se soit fait là des relations, et, avec cette passion instinctive des choses de la finance qu’il devait transmettre en héritage à son fils, il s’oriente pendant la période de guerres vers le secteur de l’année où on fait le mieux ses affaires : l’intendance et les fournitures militaires. De l’intendance d’une armée des fils d’or vous conduisent irrésistiblement vers les prêteurs et les banquiers. Un beau jour, au bout de trente années d’obscures fonctions et d’affaires ténébreuses, Bernard-François change encore son fusil d’épaule et émerge comme secrétaire général de la banque Daniel Doumerc à Paris.
À cinquante ans, Balzac le père a enfin heureusement achevé la transformation tant de fois décrite par son fils, qui fait d’un gueux turbulent et ambitieux un bourgeois comme il faut, un membre bien-pensant – ou devenu bien-pensant – de la bonne société. C’est alors seulement que grâce au petit capital acquis et à sa solide situation, il va pouvoir entreprendre la première démarche qui s’impose pour passer de la petite à la grande bourgeoisie (et plus tard atteindre au dernier échelon où ses vœux seront comblés, en se transformant de grand bourgeois en rentier) : il se mariera, épousera une jeune fille riche, de bonne famille bourgeoise. À l’âge de cinquante et un ans cet homme plein de santé, de belle prestance, et qui sait en outre par sa jactance faire habilement la conquête des cœurs, tourne les yeux vers la fille d’un de ses supérieurs à la banque.
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