Anne-Charlotte-Laure Sallambier est bien de trente-deux ans plus jeune et de tempérament quelque peu romantique, mais en petite bourgeoise bien élevée, elle se soumet docilement aux conseils de ses parents qui voient un parti sérieux en ce Balzac, sensiblement plus âgé certes, mais doué d’un sens très sûr des affaires. À peine marié, Balzac le père considère comme au-dessous de sa dignité, et aussi comme trop peu rémunérateur, son poste de simple employé. La guerre sous un Napoléon lui apparaît comme une source de revenus beaucoup plus rapide et de bien meilleur rendement. Il fait donc jouer à nouveau ses anciennes relations et, sous la caution fournie par la dot de sa femme, s’installe à Tours comme intendant général de la 22ᵉ division.

À cette époque, lors de la naissance de leur premier fils, Honoré (20 mai 1799) les Balzac ont déjà de la fortune et sont reçus comme des gens respectables dans la haute bourgeoisie de Tours. Les fournitures de Bernard-François doivent rapporter gros, car la famille, tout en continuant à épargner et à spéculer, se met à mener grand train. Sitôt après la naissance d’Honoré ils quittent l’étroite rue de l’Armée-d’Italie pour occuper une maison à eux. Tant que dure l’âge d’or des campagnes napoléoniennes, ils s’offrent une voiture et une nombreuse domesticité, ce luxe des petites villes. La meilleure société, l’aristocratie même fréquentent régulièrement la maison de ce fils de journalier, cet ancien membre de la sanguinaire Commune : le sénateur Clément de Ris, dont Balzac racontera par le menu, dans Une ténébreuse affaire, le mystérieux enlèvement, le baron de Pommereul et M. de Margonne qui, plus tard, viendront en aide au romancier dans ses plus mauvais jours. Balzac le père est même associé à la gestion municipale : il administre l’hôpital et son avis a du poids dans toutes les décisions. En dépit de sa basse origine et de son passé impénétrable, il est devenu, à cette époque où l’on fait rapidement carrière et où toute la société est sens dessus dessous, un personnage respectable et irréprochable.

Cette popularité du père de Balzac est en tous points facile à comprendre. Ce bon vivant, solide, jovial, est content de soi, de ses succès et de tout le monde. Son langage, son accent, n’ont rien de la distinction aristocratique. Il prend plaisir à jurer comme un sapeur et ne ménage pas les anecdotes salées – c’est de lui que son fils doit tenir plus d’un de ses Contes drolatiques. C’est un splendide conteur, aimant certes à mêler à la vérité ses vantardises et ses rodomontades, mais en même temps plein de bonhomie et de gaîté ; bien trop malin pour lier son sort, en des temps aussi instables, à l’empereur, au roi ou à la république. Sans avoir de solide formation scolaire, il manifeste cependant son intérêt dans tous les sens et se fait, avec ce qu’il apprend et lit à tort et à travers, une sorte de culture générale. Il rédige même quelques brochures comme le Mémoire sur le moyen de prévenir les vols et les assassinats et le Mémoire sur le scandaleux désordre causé par les filles trompées et abandonnées, des ouvrages qu’on ne peut naturellement pas plus comparer à ceux de son illustre fils que le Journal italien du père de Goethe avec le Voyage en Italie du poète. Avec sa robuste santé, sa bonne humeur qui ne se dément jamais, il est bien décidé à vivre cent années. Il a passé la soixantaine quand il adjoint à ses quatre enfants légitimes quelques rejetons illégitimes et les mauvaises langues de la petite ville l’accusent encore à quatre-vingts ans d’avoir engrossé une jeune fille. Jamais un médecin n’a mis le pied chez lui et sa volonté de survivre à tout le monde se fait plus âpre encore depuis qu’il a pris une rente viagère à la tontine Lafarge où le revenu des survivants s’accroît à la mort de chacun des participants. Cette même puissance démoniaque que le fils applique à fixer les mille visages de la vie, le père l’emploie tout entière à conserver sa propre existence. Déjà il a survécu à tous ses partenaires, déjà sa rente s’est grossie de huit mille francs, quand il tombe à quatre-vingt-trois ans victime d’un stupide accident. Sans quoi, par la concentration de sa volonté, Bernard-François aurait, tout comme Honoré, réalisé l’impossible.

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De même qu’il hérite de son père la vitalité et « le besoin d’inventer des histoires », Honoré de Balzac hérite de sa mère la sensibilité. Plus jeune que son mari de trente-deux ans et sans faire le moins du monde mauvais ménage avec lui, elle a une fâcheuse disposition à se sentir sans cesse malheureuse. Alors que son époux coule une existence joyeuse et insouciante sans laisser en rien troubler sa bonne humeur par les chicanes et les maladies imaginaires de sa femme, Anne-Charlotte-Laure Balzac présente, sous toutes les couleurs miroitantes de l’hystérie, le type déplaisant de la femme toujours offensée. Elle ne se sent assez aimée, assez respectée, assez honorée de personne dans la maison, elle se plaint constamment de ce que ses enfants ne lui soient pas assez reconnaissants de son immense dévouement. Jusqu’à la fin elle ne cessera de tourmenter son fils, déjà célèbre par le monde, de ses conseils « bien intentionnés » et de ses reproches larmoyants. Et pourtant elle n’est nullement une femme sans intelligence ni culture. Adolescente, elle a tenu compagnie à la fille du banquier Doumerc et acquis dans ce milieu certains goûts romantiques : elle est à cette époque passionnée de littérature et gardera par la suite une prédilection pour Swedenborg et autres mystiques. Mais ces discrets accès d’idéalisme ne tardent pas à être rejetés dans l’ombre par son souci héréditaire de l’argent. Descendant d’une famille typique de petits bourgeois parisiens qui, en vrais Harpagons, ont rempli sou à sou leur bas de laine en faisant commerce de mercerie, elle apporte dans le jeune ménage tous les instincts malodorants de la basse bourgeoisie au cœur sec, et avant tout une avarice de petit boutiquier louchant en même temps d’un œil rapace vers les bons placements et les spéculations qui rapportent.