Prendre soin des enfants, c’est pour elle leur enseigner que dépenser de l’argent est un crime, gagner de l’argent la vertu des vertus, c’est les exhorter dès la plus tendre enfance à se faire une « position » sûre – ou bien, s’il s’agit des filles, à faire un bon mariage –, ne leur laisser aucune liberté et les tenir sans cesse à l’œil. Mais cette vigilance inquiète et indiscrète, cette poursuite morose de leur prétendu bonheur, produit, en dépit de ses « bonnes intentions », un effet glacial sur toute la famille. Après des années, devenu depuis longtemps un homme fait, Balzac se souviendra encore qu’étant enfant, il sursautait au seul son de sa voix.
Ce que Balzac a souffert de cette femme constamment maussade et chez qui l’instinct maternel était refoulé au point qu’elle se tenait froidement en défense contre tous les mouvements du cœur de ses enfants, contre toutes les manifestations de leur tendresse expansive, on peut s’en faire une idée en entendant ce cri qu’il lance dans une de ses lettres : « Je n’ai jamais eu de mère ! » Quel motif mystérieux – serait-ce un réflexe de défense contre son mari, transféré sur les enfants – éloigna d’instinct Charlotte Balzac de ses deux premiers-nés, Honoré et Laure, tandis qu’elle choyait les deux plus jeunes, Laurence et Henri, il n’est sans doute guère possible de le découvrir aujourd’hui. Ce qui est sûr c’est qu’on peut à peine imaginer plus de froideur et d’indifférence de la part d’une mère à l’égard de son enfant. À peine a-t-elle mis son fils au monde – elle est encore sur son lit d’accouchée – qu’elle l’éloigne de la maison comme un lépreux. Le bébé est placé en nourrice chez la femme d’un gendarme et y reste jusqu’à quatre ans. Même alors on ne le laisse pas rentrer auprès de son père, de sa mère et de ses frères et sœurs, dans la maison pourtant spacieuse et bien située, on le met en demi-pension chez des étrangers. Une fois par semaine seulement, le dimanche, il peut aller voir les siens comme s’ils étaient de lointains parents. Jamais on ne lui fait la faveur de le laisser s’amuser avec ses cadets, on ne permet ni jouets ni cadeaux. Point de mère qui veille à son chevet quand il est malade, jamais il n’a entendu sa voix s’attendrir et quand il se presse, câlin, entre ses genoux et veut l’embrasser, elle repousse d’un mot sévère ces familiarités déplacées. Et à peine sait-il convenablement se servir de ses petites jambes, à sept ans, le voilà, cet indésirable, confiné dans un internat à Vendôme ; il faut avant tout qu’il soit loin, loin, ailleurs, dans une autre ville. Quand, au bout de sept années d’une intolérable discipline, Balzac rentre à la maison paternelle, sa mère lui fait, selon sa propre expression, « la vie si dure » qu’à dix-huit ans, de lui-même, il tourne le dos à ce milieu insupportable.
Jamais, malgré sa bonhomie naturelle, l’artiste n’a pu dans son âge mûr oublier les rebuffades qu’il a subies de cette étrange mère. Beaucoup plus tard l’homme de quarante-trois ans aux mèches déjà blanches, qui, à son tour, a reçu à son foyer le bourreau de son enfance, ne peut oublier ce que, par son aversion, elle a fait souffrir au gamin de six ans, de dix ans, au cœur aimant et avide de tendresse, et dans une révolte impuissante, il jette à Mme de Hanska ce terrible aveu :
Si vous saviez quelle femme est ma mère : un monstre et une monstruosité tout ensemble. Pour le moment elle est en train de mener en terre ma sœur après que ma pauvre Laurence et ma grand-mère ont péri par elle. Elle me hait pour mille raisons. Elle me haïssait déjà avant ma naissance. J’ai déjà été sur le point de rompre avec elle, ce serait presque nécessaire. Mais je préfère continuer à souffrir. C’est une blessure qui ne peut guérir. Nous avons cru qu’elle était folle et avons consulté un médecin qui est son ami depuis trente-trois ans. Mais il nous a dit : « Mais non, elle n’est pas folle. Elle est seulement méchante. »… Ma mère est la cause de tous les malheurs de ma vie.
Voilà, éclatant au grand jour après des années, la réponse aux mille tourments secrets qu’à l’âge où sa sensibilité était la plus vive, il a subits précisément de la part de l’être qui, selon la loi de nature, aurait dû lui être le plus proche. Sa mère seule est responsable de ce que, selon ses propres expressions, « il ait enduré la plus épouvantable enfance qui soit jamais échue sur terre à un homme ».
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Sur les six années passées par Balzac au pensionnat des Oratoriens de Vendôme, un vrai bagne des esprits, nous avons deux témoignages divers, celui des registres scolaires dans sa sobriété officielle, et, dans sa splendeur poétique, Louis Lambert.
Les autorités scolaires notent froidement :
N° 460. Honoré Balzac, âgé de 8 ans et un mois a eu la variole sans dommages consécutifs. Caractère sanguin, s’échauffe aisément et est sujet parfois à de violents emportements. Entrée au pensionnat le 22 juin 1807. Sortie le 22 avril 1813. Adresser les lettres à M. Balzac père à Tours.
Ses camarades gardent seulement le souvenir « d’un gros garçon joufflu à la figure rouge ». Tout ce qu’ils trouvent à raconter se rapporte à son aspect extérieur ou à quelques anecdotes suspectes. Les pages biographiques de Louis Lambert n’en mettent que plus tragiquement en lumière le drame de la vie intérieure de ce garçon génial doublement torturé en raison de son génie.
Pour retracer ses années de formation, Balzac a choisi le procédé du double portrait : il se peint sous les traits de deux camarades de classe, ceux du poète, Louis Lambert, et ceux de « Pythagore » le philosophe.
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