Il a, comme le jeune Goethe dans les figures de Faust et de Méphistophélès, dédoublé sa personnalité. Il attribue à deux images distinctes les deux faces fondamentales de son génie : la puissance créatrice qui anime les figures de la vie, et la puissance organisatrice qui veut faire apparaître les lois secrètes des grandes combinaisons de l’être. En réalité il est lui-même sous ces deux figures Louis Lambert, ou du moins les événements extérieurs vécus par ce personnage prétendu imaginaire sont ceux qu’il a vécus lui-même. Parmi les portraits qu’il a tracés de lui – Raphaël dans La Peau de chagrin, d’Arthez dans Les Illusions perdues, le général Montereau dans l’Histoire des Treize –, il n’en est pas de plus achevé, il n’en est pas de plus manifestement vécu que le destin de cet enfant relégué dans une école ecclésiastique sous une discipline Spartiate.

Déjà du dehors, cette institution, située au milieu de la ville de Vendôme au bord du Loir, fait, avec ses tours sinistres et ses robustes murailles, l’impression d’une prison plutôt que d’une maison d’éducation. Les deux à trois cents pensionnaires sont dès le premier jour soumis à une sévère discipline monacale. Point de vacances ; les parents n’ont le droit de voir leurs enfants qu’exceptionnellement. Au cours de ces années Balzac n’est presque jamais venu à la maison et, pour accentuer encore la ressemblance avec son propre passé, il fait de Louis Lambert un orphelin sans père ni mère. La pension, qui ne comprend pas seulement la rétribution scolaire, mais aussi la nourriture et le vêtement, est relativement modique et on fait sur les enfants de scandaleuses économies. Ceux dont les parents n’envoient pas de gants et de sous-vêtements chauds – et Balzac se trouve, grâce à l’indifférence de sa mère, parmi les moins favorisés – traînent l’hiver dans l’établissement les mains gelées et des engelures aux pieds. Balzac-Lambert, particulièrement sensible dans son corps et dans son âme, souffre, dès le premier instant, plus que ses camarades paysans.

Accoutumé au grand air, à l’indépendance d’une éducation laissée au hasard, caressé par les tendres soins d’un vieillard qui le chérissait, habitué à penser sous le soleil, il lui fut bien difficile de se plier à la règle du collège ; de marcher dans le rang, de vivre entre les quatre murs d’une salle où quatre-vingts jeunes gens étaient silencieux, assis sur un banc de bois, chacun devant son pupitre. Ses sens possédaient une perfection qui leur donnait une exquise délicatesse, et tout souffrit chez lui de cette vie en commun. Les exhalaisons par lesquelles l’air était corrompu, mêlées à la senteur d’une classe toujours sale et encombrée des débris de nos déjeuners ou de nos goûters, affectèrent son odorat ; ce sens qui plus directement en rapport que les autres avec le système cérébral, doit causer par ses altérations d’invisibles ébranlements aux organes de la pensée. Outre ces causes de corruption atmosphérique, il se trouvait dans nos salles d’étude des baraques où chacun mettait son butin, les pigeons tués pour les jours de fête, ou les mets dérobés au réfectoire. Enfin nos salles contenaient encore une pierre immense où restaient en tous temps deux seaux pleins d’eau, espèce d’abreuvoir où nous allions chaque matin nous débarbouiller le visage et nous laver les mains à tour de rôle en présence du maître. De là nous passions à une table où des femmes nous peignaient et nous poudraient. Nettoyé une seule fois par jour, avant notre réveil, notre local demeurait toujours malpropre. Puis, malgré le nombre des fenêtres et la hauteur de la porte, l’air y était incessamment vicié par les émanations du lavoir, par la peignerie, par la baraque, par les mille industries de chaque écolier, sans compter nos quatre-vingts corps entassés… La privation de l’air pur et parfumé des campagnes dans lequel il avait jusqu’alors vécu, le changement de ses habitudes, la discipline, tout contrista Lambert. La tête toujours appuyée sur sa main gauche et le bras accoudé sur son pupitre, il passait les heures d’étude à regarder dans la cour le feuillage des arbres ou les nuages du ciel ; il semblait étudier ses leçons ; mais voyant la plume immobile ou la page restée blanche, le Régent lui criait : « Vous ne faites rien, Lambert ! »

Louis Lambert, X, 371-372.

Inconsciemment les professeurs flairent dans ce gamin l’esprit de résistance ; ils ne soupçonnent pas les forces extraordinaires qui œuvrent en lui, voient seulement que sa façon de lire, d’apprendre, n’est pas conforme au règlement, n’est pas normale. Parce qu’il n’avance pas du même train que les autres, tantôt traînant derrière eux, tantôt les devançant d’un bond, ils le tiennent pour un esprit obtus, paresseux, rétif, égaré dans ses rêves. En tout cas il n’en est point sur qui la férule tombe plus dur que sur lui. Il est sans cesse puni. Pour lui, point de loisir aux récréations, il attrape pensum sur pensum, est mis si souvent au cachot qu’en deux ans il ne lui reste pas six jours pleins de liberté. Ce génie souverain de son époque est plus souvent, plus cruellement que tous en butte à l’ultima ratio des Pères implacables : le châtiment corporel.

Cet enfant si fort et si faible… souffrit donc par tous les points où la douleur a prise sur l’âme et sur la chair. Attaché sur un banc à la glèbe de son pupitre, frappé par la férule, affecté dans tous ses sens, pressé par une ceinture de maux, tout le contraignait d’abandonner son enveloppe aux mille tyrannies du collège… Parmi les souffrances physiques auxquelles nous étions soumis, la plus vive était certes celles que nous causait cette palette de cuir, épaisse d’environ deux doigts, appliquée sur nos faibles mains de toute la force, de toute la colère du Régent. Pour recevoir cette correction classique, le coupable se mettait à genoux au milieu de la salle. Il fallait se lever de son banc, aller s’agenouiller près de la chaire, et subir les regards curieux, souvent moqueurs de nos camarades. Aux âmes tendres ces préparatifs étaient donc un double supplice, semblable au trajet du Palais à la Grève que faisait jadis un condamné vers son échafaud. Selon les caractères, les uns criaient en pleurant à chaudes larmes, avant ou après la férule ; les autres en acceptaient la douleur d’un air stoïque ; mais, en l’attendant, les plus forts pouvaient à peine réprimer la convulsion de leur visage. Louis Lambert fut accablé de férules et les dut à l’exercice d’une faculté de sa nature dont l’existence lui fut pendant longtemps inconnue. Lorsqu’il était violemment tiré d’une méditation par le « Vous ne faites rien ! » du Régent, il lui arriva souvent, à son insu d’abord, de lancer à cet homme un regard empreint de je ne sais quel mépris sauvage, chargé de pensée comme une bouteille de Leyde est chargée d’électricité.