Ses mains, crochues par suite de la contraction que l’habitude de tricoter leur avait fait prendre, étaient comme un métier à bas incessamment monté : le phénomène eût été de les voir arrêtées. De temps en temps mademoiselle du Guénic prenait une longue aiguille à tricoter fichée dans sa gorge pour la passer entre son béguin et ses cheveux en fourgonnant sa blanche chevelure. Un étranger eût ri de voir l’insouciance avec laquelle elle repiquait l’aiguille sans la moindre crainte de se blesser. Elle était droite comme un clocher. Sa prestance de colonne pouvait passer pour une de ces coquetteries de vieillard qui prouvent que l’orgueil est une passion nécessaire à la vie. Elle avait le sourire gai. Elle aussi avait fait son devoir.
Au moment où Fanny vit le baron endormi, elle cessa la lecture du journal. Un rayon de soleil allait d’une fenêtres à l’autre et partageait en deux, par une bande d’or, l’atmosphère de cette vieille salle, où il faisait resplendir les meubles presque noirs. La lumière bordait les sculptures du plancher, papillotait dans les bahuts, étendait une nappe luisante sur la table de chêne, égayait cet intérieur brun et doux, comme la voix de Fanny jetait dans l’âme de la vieille octogénaire une musique aussi lumineuse, aussi gaie que ce rayon. Bientôt les rayons du soleil prirent ces couleurs rougeâtres qui, par d’insensibles gradations, arrivent aux tons mélancoliques du crépuscule. La baronne tomba dans une méditation grave, dans un de ces silences absolus que sa vieille belle-sœur observait depuis une quinzaine de jours, en cherchant à se les expliquer, sans avoir adressé la moindre question à la baronne ; mais elle n’en étudiait pas moins les causes de cette préoccupation à la manière des aveugles qui lisent comme dans un livre noir où les lettres sont blanches, et dans l’âme desquels tout son retentit comme dans un écho divinatoire. La vieille aveugle, sur qui l’heure noire n’avait plus de prise, continuait à tricoter, et le silence devint si profond que l’on put entendre le bruit des aiguilles d’acier.
— Vous venez de laisser tomber le journal, ma sœur, et cependant vous ne dormez pas, dit la vieille d’un air fin.
La nuit était venue, Mariotte vint allumer la lampe, la plaça sur une table carrée devant le feu ; puis elle alla chercher sa quenouille, son peloton de fil, une petite escabelle, et se mit dans l’embrasure de la croisée qui donnait sur la cour, occupée à filer comme tous les soirs. Gasselin tournait encore dans les communs, il visitait les chevaux du baron et de Calyste, il voyait si tout allait bien dans l’écurie, il donnait aux deux beaux chiens de chasse leur pâtée du soir. Les aboiements joyeux des deux bêtes furent le dernier bruit qui réveilla les échos cachés dans les murailles noires de cette vieille maison. Ces deux chiens et les deux chevaux étaient le dernier vestige des splendeurs de la chevalerie. Un homme d’imagination assis sur une des marches du perron, qui se serait laissé aller à la poésie des images encore vivantes dans ce logis, eût tressailli peut-être en entendant les chiens et les coups de pied des chevaux hennissants.
Gasselin était un de ces petits Bretons courts, épais, trapus, à chevelure noire, à figure bistrée, silencieux, lents, têtus comme des mules, mais allant toujours dans la voie qui leur a été tracée. Il avait quarante-deux ans, il était depuis vingt-cinq ans dans la maison. Mademoiselle avait pris Gasselin à quinze ans, en apprenant le mariage et le retour probable du baron. Ce serviteur se considérait comme faisant partie de la famille : il avait joué avec Calyste, il aimait les chevaux et les chiens de la maison, il leur parlait et les caressait comme s’ils lui eussent appartenu. Il portait une veste bleue en toile de fil à petites poches ballottant sur ses hanches, un gilet et un pantalon de même étoffe par toutes les saisons, des bas bleus et de gros souliers ferrés. Quand il faisait trop froid, ou par des temps de pluie, il mettait la peau de bique en usage dans son pays. Mariotte, qui avait également passé quarante ans, était en femme ce qu’était Gasselin en homme. Jamais attelage ne fut mieux accouplé : même teint, même taille, mêmes petits yeux vifs et noirs. On ne comprenait pas comment Mariotte et Gasselin ne s’étaient pas mariés ; peut-être y aurait-il eu inceste, ils semblaient être presque frère et sœur. Mariotte avait trente écus de gages, et Gasselin cent livres ; mais mille écus de gages ailleurs ne leur auraient pas fait quitter la maison de Guénic. Tous deux étaient sous les ordres de la vieille demoiselle, qui, depuis la guerre de Vendée jusqu’au retour de son frère, avait eu l’habitude de gouverner la maison. Aussi, quand elle sut que le baron allait amener une maîtresse au logis, avait-elle été très-émue en croyant qu’il lui faudrait abandonner le sceptre du ménage et abdiquer en faveur de la baronne du Guénic, de laquelle elle serait la première sujette.
Mademoiselle Zéphirine avait été bien agréablement surprise en trouvant dans miss Fanny O’Brien une fille née pour un haut rang, à qui les soins minutieux d’un ménage pauvre répugnaient excessivement, et qui, semblable à toutes les belles âmes, eût préféré le pain sec du boulanger au meilleur repas qu’elle eût été obligée de préparer ; capable d’accomplir les devoirs les plus pénibles de la maternité, forte contre toute privation nécessaire, mais sans courage pour des occupations vulgaires. Quand le baron pria sa sœur, au nom de sa timide femme, de régir leur ménage, la vieille fille baisa la baronne comme une sœur ; elle en fit sa fille, elle l’adora, tout heureuse de pouvoir continuer à veiller au gouvernement de la maison, tenue avec une rigueur et des coutumes d’économie incroyables, desquelles elle ne se relâchait que dans les grandes occasions, telles que les couches, la nourriture de sa belle-sœur et tout ce qui concernait Calyste, l’enfant adoré de toute la maison. Quoique les deux domestiques fussent habitués à ce régime sévère et qu’il n’y eût rien à leur dire, qu’ils eussent pour les intérêts de leurs maîtres plus de soin que pour les leurs, mademoiselle Zéphirine voyait toujours à tout. Son attention n’étant pas distraite, elle était fille à savoir, sans y monter, la grosseur du tas de noix dans le grenier, et ce qu’il restait d’avoine dans le coffre de l’écurie sans y plonger son bras nerveux.
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