Elle avait au bout d’un cordon attaché à la ceinture de son casaquin un sifflet de contre-maître avec lequel elle appelait Mariotte par un, et Gasselin par deux coups. Le grand bonheur de Gasselin consistait à cultiver le jardin et à y faire venir de beaux fruits et de bons légumes. Il avait si peu d’ouvrage que, sans cette culture, il se serait ennuyé. Quand il avait pansé ses chevaux, le matin il frottait les planchers et nettoyait les deux pièces du rez-de-chaussée ; il avait peu de chose à faire après ses maîtres. Aussi n’eussiez-vous pas vu dans le jardin une mauvaise herbe ni le moindre insecte nuisible. Quelquefois on surprenait Gasselin immobile, tête nue en plein soleil, guettant un mulot ou la terrible larve du hanneton ; puis il accourait avec la joie d’un enfant montrer à ses maîtres l’animal qui l’avait occupé pendant une semaine. C’était un plaisir pour lui d’aller, les jours maigres, chercher le poisson au Croisic, où il se payait moins cher qu’à Guérande. Ainsi, jamais famille ne fut plus unie, mieux entendue ni plus cohérente que cette sainte et noble famille. Maîtres et domestiques semblaient avoir été faits les uns pour les autres. Depuis vingt-cinq ans il n’y avait eu ni troubles ni discordes. Les seuls chagrins furent les petites indispositions de l’enfant, et les seules terreurs furent causées par les événements de 1814 et par ceux de 1830. Si les mêmes choses s’y faisaient invariablement aux mêmes heures, si les mets étaient soumis à la régularité des saisons, cette monotonie, semblable à celle de la nature, que varient les alternatives d’ombre, de pluie et de soleil, était soutenue par l’affection qui régnait dans tous les cœurs, et d’autant plus féconde et bienfaisante qu’elle émanait des lois naturelles.
Quand le crépuscule cessa, Gasselin entra dans la salle et demanda respectueusement à son maître si l’on avait besoin de lui.
— Tu peux sortir ou t’aller coucher après la prière, dit le baron en se réveillant, à moins que madame ou sa sœur...
Les deux femmes firent un signe d’acquiescement. Gasselin se mit à genoux en voyant ses maîtres tous levés pour s’agenouiller sur leurs siéges. Mariotte se mit également en prières sur son escabelle. La vieille demoiselle du Guénic dit la prière à haute voix. Quand elle fut finie, on entendit frapper à la porte de la ruelle. Gasselin alla ouvrir.
— Ce sera sans doute monsieur le curé, il vient presque toujours le premier, dit Mariotte.
En effet, chacun reconnut le curé de Guérande au bruit de ses pas sur les marches sonores du perron. Le curé salua respectueusement les trois personnages, en adressant au baron et aux deux dames de ces phrases pleines d’onctueuse aménité que savent trouver les prêtres. Au bonsoir distrait que lui dit la maîtresse du logis il répondit par un regard d’inquisition ecclésiastique.
— Seriez-vous inquiète ou indisposée, madame la baronne ? demanda-t-il.
— Merci, non, dit-elle.
Monsieur Grimont, homme de cinquante ans, de moyenne taille, enseveli dans sa soutane, d’où sortaient deux gros souliers à boucles d’argent, offrait au-dessus de son rabat un visage grassouillet, d’une teinte généralement blanche, mais dorée. Il avait la main potelée. Sa figure tout abbatiale tenait à la fois du bourgmestre hollandais par la placidité du teint, par les tons de la chair, et du paysan breton par sa plate chevelure noire, par la vivacité de ses yeux bruns que contenait néanmoins le décorum du sacerdoce. Sa gaieté, semblable à celle des gens dont la conscience est calme et pure, admettait la plaisanterie. Son air n’avait rien d’inquiet ni de revêche comme celui des pauvres curés dont l’existence ou le pouvoir est contesté par leurs paroissiens, et qui, au lieu d’être, selon le mot sublime de Napoléon, les chefs moraux de la population, et des juges de paix naturels, sont traités en ennemis. A voir monsieur Grimont marchant dans Guérande, le plus incrédule voyageur aurait reconnu le souverain de cette ville catholique ; mais ce souverain abaissait sa supériorité spirituelle devant la suprématie féodale des du Guénic. Il était dans cette salle comme un chapelain chez son seigneur. A l’église, en donnant la bénédiction, sa main s’étendait toujours en premier sur la chapelle appartenant aux du Guénic, et où leur main armée, leur devise étaient sculptées à la clef de la voûte.
— Je croyais mademoiselle de Pen-Hoël arrivée, dit le curé qui s’assit en prenant la main de la baronne et la baisant. Elle se dérange. Est-ce que la mode de la dissipation se gagnerait ? Car, je le vois, monsieur le chevalier est encore ce soir aux Touches.
— Ne dites rien de ses visites devant mademoiselle de Pen-Hoël, s’écria doucement la vieille fille.
— Ah ! mademoiselle, répondit Mariotte, pouvez-vous empêcher toute la ville de jaser ?
— Et que dit on ? demanda la baronne.
— Les jeunes filles, les commères, enfin tout le monde le croit amoureux de mademoiselle des Touches.
— Un garçon tourné comme Calyste fait son métier en se faisant aimer, dit le baron.
— Voici mademoiselle de Pen-Hoël, dit Mariotte.
Le sable de la cour criait en effet sous les pas discrets de cette personne, qu’accompagnait un petit domestique armé d’une lanterne. En voyant le domestique, Mariotte transporta son établissement dans la grande salle pour causer avec lui à la lueur de la chandelle de résine qu’elle brûlait aux dépens de la riche et avare demoiselle, en économisant ainsi celle de ses maîtres.
Cette demoiselle était une sèche et mince fille, jaune comme le parchemin olim, ridée comme un lac froncé par le vent, à yeux gris, à grandes dents saillantes, à mains d’homme, assez petite, un peu déjetée et peut-être bossue ; mais personne n’avait été curieux de connaître ni ses perfections ni ses imperfections. Vêtue dans le goût de mademoiselle du Guénic, elle mouvait une énorme quantité de linges et de jupes quand elle voulait trouver l’une des deux ouvertures de sa robe par où elle atteignait ses poches.
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