Il jurait de ne se marier jamais, et pourtant, en dépit de son coeur, il mange son plat sans murmure42. A quel point vous pouvez être convertie, je l'ignore; mais il me semble que vous voyez avec vos yeux comme les autres femmes.

Note 42: (retour) Proverbe.

BÉATRICE.—De quel pas ta langue est partie!

MARGUERITE.—Ce n'est pas un galop du mauvais pied.

URSULE, accourt.—Vite, retirez-vous, madame: le prince, le comte, le seigneur Bénédick, don Juan et tous les jeunes cavaliers de la ville viennent vous chercher pour aller à l'église.

HÉRO,—Aidez-moi à m'habiller, chère cousine, bonne Ursule, bonne Marguerite.

(Elles sortent.)



SCÈNE V


Un autre appartement dans le palais de Léonato.

LÉONATO entre avec DOGBERRY ET VERGES.

LÉONATO.—Que souhaitez-vous de moi, honnêtes voisins?

DOGBERRY.—Vraiment, seigneur, je voudrais avoir avec vous une petite conférence secrète sur une affaire qui vous décerne de près.

LÉONATO.—Abrégez, je vous prie; vous voyez que je suis très-occupé.

DOGBERRY.—Vraiment oui, seigneur.

VERGES.—Oui, seigneur, en vérité.

LÉONATO.—Quelle est cette affaire, mes dignes amis?

DOGBERRY.—Le bon homme Verges, seigneur, s'écarte un peu de son sujet, et son esprit n'est pas aussi émoussé43 que je demanderais à Dieu qu'il le fût; mais, en bonne conscience, il est honnête comme les rides de son front44.

Note 43: (retour) Dogberry dit toujours le contraire de ce qu'il veut dire.

Note 44: (retour) Expression proverbiale.

VERGES.—Oui, j'en remercie Dieu, je suis aussi honnête qu'homme vivant qui est vieux aussi, et qui n'est pas plus honnête que moi.

DOGBERRY.—Les comparaisons sont odorantes45.—Palabra46, voisin Verges.

Note 45: (retour) Odieuses.

Note 46: (retour) Palabras, pocas palabras, mots espagnols, pour dire bref, abrégeons.

LÉONATO—Voisins, vous êtes ennuyeux.

DOGBERRY.—Il plaît à Votre Seigneurie de le dire. Mais nous ne sommes que les pauvres officiers du duc, et pour ma part, si j'étais aussi fatigant qu'un roi, je voudrais me dépouiller de tout au profit de Votre Seigneurie.

LÉONATO.—De tout votre ennui en ma faveur? Ah, ah!

DOGBERRY.—Oui-dà, quand j'en aurais mille fois davantage; car j'entends exclamer votre nom autant qu'aucun nom de la ville, et quoique je ne sois qu'un pauvre homme, je suis bien aise de l'entendre.

VERGES.—Et moi aussi.

LÉONATO.—Je voudrais bien savoir ce que vous avez à me dire.

VERGES.—Voyez-vous, seigneur, notre garde a pris cette nuit, sauf le respect de Votre Seigneurie, un couple des plus fieffés larrons qui soient dans Messine.

DOGBERRY.—Un bon vieillard, seigneur, il faut qu'il jase! et comme on dit, quand l'âge entre, l'esprit sort. Oh! c'est un monde à voir47!—C'est bien dit, c'est bien dit, voisin Verges.—(A l'oreille de Léonato.) Allons, Dieu est un bon homme48. Si deux hommes montent un cheval, il faut qu'il y en ait un qui soit en croupe,—une bonne âme, par ma foi, monsieur, autant qu'homme qui ait jamais rompu du pain, je vous le jure; mais Dieu soit loué, tous les hommes ne sont pas pareils; hélas! bon voisin!

Note 47: (retour) C'est une merveille.

Note 48: (retour) «Expression d'une ancienne moralité.» STEEVENS.

LÉONATO.—En effet, voisin, il vous est trop inférieur.

DOGBERRY.—Ce sont des dons que Dieu donne.

LÉONATO.—Je suis forcé de vous quitter.

DOGBERRY.—Un mot encore, seigneur; notre garde a saisi deux personnes aspectes49. Nous voudrions les voir ce matin examinées devant Votre Seigneurie.

Note 49: (retour) Aspicious.

LÉONATO.—Examinez-les vous-mêmes, et vous me remettrez votre rapport. Je suis trop pressé maintenant, comme vous pouvez bien juger.

DOGBERRY.—Oui, oui, nous suffirons bien.

LÉONATO.—Goûtez de mon vin avant de vous eu aller, et portez-vous bien.

(Entre un messager.)

LE MESSAGER.—Seigneur, on vous attend pour donner votre fille à son époux.

LÉONATO.—Je vais les trouver: me voilà prêt.

(Léonato et le messager sortent.)

DOGBERRY.—Allez, mon bon collègue, allez trouver Georges Charbon; qu'il apporte à la prison sa plume et son encrier: nous avons maintenant à examiner ces deux hommes.

VERGES.—Il nous le faut faire avec prudence.

DOGBERRY.—Nous n'y épargnerons pas l'esprit, je vous jure. (Touchant son front avec son doigt.) Il y a ici quelque chose qui saura bien en conduire quelques-uns à un non com50. Ayez seulement le savant écrivain pour coucher par écrit notre excommunication, et venez me rejoindre à la prison.

(Ils sortent.)

Note 50: (retour) Non compos mentis.

FIN DU TROISIÈME ACTE.




ACTE QUATRIÈME



SCÈNE I


L'intérieur d'une église.

Entrent DON PÈDRE, DON JUAN, LÉONATO, UN MOINE, CLAUDIO, BÉNÉDICK, HÉRO ET BÉATRICE.

LÉONATO.—Allons, frère François, soyez bref. Bornez-vous au simple rituel du mariage; vous leur exposerez ensuite leurs devoirs mutuels.

LE MOINE.—Vous venez ici, seigneur, pour vous unir à cette dame?

CLAUDIO.—Non.

LÉONATO.—Il vient pour être uni à elle, et vous pour les unir.

LE MOINE.—Madame, vous venez ici pour être mariée à ce comte?

HÉRO.—Oui.

LE MOINE.—Si l'un ou l'autre de vous connaît quelque empêchement secret qui s'oppose à votre union, sur le salut de vos âmes, je vous somme de le déclarer.

CLAUDIO.—En connaissez-vous quelqu'un, Héro?

HÉRO.—Aucun, seigneur.

LE MOINE.—Et vous, comte, en connaissez-vous?

LÉONATO.—J'ose répondre pour lui; aucun.

CLAUDIO.—Que n'osent point les hommes? Que ne font les hommes, que ne font les hommes chaque jour, sans se douter de ce qu'ils font?

BÉNÉDICK.—Quoi! des exclamations! Comment donc, ce sont des exclamations de rire, comme ah! ah! ah!

CLAUDIO.—Prêtre, arrêtez.—Père, avec votre permission, me donnez-vous cette vierge, votre fille d'une volonté libre et sans contrainte?

LÉONATO.—Aussi librement, mon fils, que Dieu me l'a donnée.

CLAUDIO.—Et qu'ai-je en retour, moi, à vous offrir, qui puisse égaler ce don riche et précieux?

DON PÈDRE.—Rien, à moins que vous ne la rendiez à son père.

CLAUDIO.—Cher prince, vous m'enseignez une noble gratitude. Tenez, Léonato, reprenez-la, ne donnez point à votre ami cette orange gâtée; elle n'est que l'enseigne et le masque de l'honneur. Voyez-la rougir comme une vierge! Oh! de quelle imposante apparence de vérité le vice perfide sait se couvrir! Cette rougeur ne semble-t-elle pas un modeste témoin qui atteste la simplicité de l'innocence? Vous tous qui la voyez, ne jureriez-vous pas à ces indices extérieurs, qu'elle est vierge? mais elle ne l'est pas; elle connaît la chaleur d'une couche de débauche, sa rougeur prouve sa honte et non sa modestie.

LÉONATO.—Que prétendez-vous, seigneur?

CLAUDIO.—N'être pas marié, ne pas unir mon âme à une prostituée avérée!

LÉONATO.—Cher seigneur, si l'ayant éprouvée vous-même, vous avez vaincu les résistances de sa jeunesse, et triomphé de sa virginité...

CLAUDIO.—Je vois ce que vous voudriez dire.—Si je l'ai connue, me direz-vous, elle m'embrassait comme son mari; et vous atténueriez par-là sa faiblesse anticipée.—Non, Léonato, je ne l'ai jamais tentée par un mot trop libre. Comme un frère auprès de sa soeur, je lui montrais une sincérité timide et un amour décent.

HÉRO.—Et vous ai-je jamais montré une apparence contraire?

CLAUDIO.—Maudite soit votre apparence! je m'inscris en faux contre elle. Vous me semblez telle que Diane dans son orbe, chaste comme le bouton avant d'être épanoui; mais vous avez un sang plus impudique que celui de Vénus ou celui de ces créatures lascives qui l'abandonnent à une brutale sensualité.

HÉRO.—Monseigneur se porte-t-il bien qu'il tienne des discours si extravagants?

LÉONATO.—Généreux prince, pourquoi ne parlez-vous pas?

DON PÈDRE.—Que pourrai-je dire? Je reste déshonoré par les soins que j'ai pris pour unir mon digne ami à une vile courtisane.

LÉONATO.—Dit-on réellement ces choses, ou est-ce que je rêve?

DON JUAN,—On le dit, seigneur, et elles sont vraies.

BÉNÉDICK.—Ceci n'a pas l'air d'une noce.

HÉRO.—Vraies! ô Dieu!

CLAUDIO.—Léonato, suis-je debout ici? Est-ce là le prince? Est-ce là le frère du prince? Ce front est-il celui d'Héro? Nos yeux sont-ils à nous?

LÉONATO.—Oui sans doute; mais qu'en résulte-t-il, seigneur?

CLAUDIO.—Laissez-moi adresser une seule question à votre fille, et par ce pouvoir paternel que la nature vous donne sur elle, commandez-lui de répondre avec vérité.

LÉONATO.—Je te l'ordonne comme tu es mon enfant.

HÉRO.—O Dieu, défendez-moi! Comme je suis assiégée! A quel interrogatoire suis-je donc soumise?

CLAUDIO.—A répondre fidèlement au nom que vous portez.

HÉRO.—Ce nom n'est-il pas Héro? Qui peut le flétrir d'un juste reproche?

CLAUDIO.—Ma foi, Héro elle-même! Héro elle-même peut flétrir la vertu d'Héro. Quel homme s'entretenait la nuit dernière avec vous, près de votre fenêtre, entre minuit et une heure? Maintenant, si vous êtes vierge, répondez à cette question.

HÉRO.—À cette heure-là, seigneur, je n'ai parlé à aucun homme.

DON PÈDRE.—Alors vous n'êtes plus vierge.—Je suis fâché, Léonato, que vous soyez forcé de m'entendre; sur mon honneur, moi, mon frère et ce comte outragé, nous l'avons vue, nous l'avons entendue la nuit dernière parler, à cette heure même, par la fenêtre de sa chambre, à un coquin, qui, comme un franc coquin, a fait l'aveu des honteuses entrevues qu'ils ont eues mille fois ensemble secrètement.

DON JUAN.—Elles ne sont pas de nature à être nommées; seigneur, on ne peut les redire; la langue ne fournit pas d'expression assez chaste pour les rendre sans scandale. Ainsi, belle dame, je suis fâché de votre étrange inconduite.

CLAUDIO.—O Héro! quelle héroïne n'aurais-tu pas été, si la moitié de tes grâces extérieures eût été donnée à tes pensées et à ton coeur! Mais adieu, la plus indigne et la plus belle!—Adieu! pure impiété et pure impie! Tu seras cause que je fermerai toutes les portes de mon coeur à l'amour, et que le soupçon veillera suspendu sur mes paupières pour me faire soupçonner toujours le mal dans la beauté, qui n'aura jamais de charmes pour moi.

LÉONATO.—Personne ici n'a-t-il une pointe de poignard pour moi?

(Héro s'évanouit et tombe.)

BÉATRICE.—Ah! qu'est-ce donc, cousine? pourquoi tombez-vous?

DON JUAN.—Allons, retirons-nous.—Ses actions dévoilées au grand jour ont confondu ses sens.

(Don Pèdre, don Juan et Claudio sortent.)

BÉNÉDICK.—Comment est-elle?

BÉATRICE.—Morte, je crois. Du secours, mon oncle!—Héro! eh bien! Héro!—Mon oncle!—Seigneur Bénédick! moine!

LÉONATO.—O destin! ne retire point ta main appesantie sur elle! La mort est le voile le plus propre à couvrir sa honte qu'on puisse désirer.

BÉATRICE.—Eh bien! cousine? Héro!

LE MOINE.—Prenez courage, madame.

LÉONATO.—Quoi, tu rouvres les yeux!

LE MOINE.—Oui, et pourquoi non?

LÉONATO.—Pourquoi? Tout sur la terre ne crie-t-il pas infamie sur elle? Peut-elle nier un crime que son sang agile révèle? Oh! ne reviens pas à la vie, Héro, n'ouvre pas tes yeux; car si je pouvais penser que tu ne dusses pas bientôt mourir, si je croyais ta vie plus forte que ta honte, je viendrais à l'arrière-garde de tes remords pour trancher ta vie.—Je m'affligeais de n'avoir qu'une enfant. ...Je reprochais à la nature son avarice!—Oh! j'ai trop d'une fille: pourquoi ai-je une fille? Pourquoi fus-tu jamais aimable à mes yeux?—Pourquoi d'une main charitable n'ai-je pas recueilli à ma porte l'enfant de quelque mendiant? Si elle se fût ainsi souillée et plongée dans l'infamie, j'aurais pu dire: «Ce n'est point une portion de moi-même. Cette infamie est dérivée de reins inconnus,» Mais ma fille, elle que j'aimais; ma fille, que je vantais; ma fille dont j'étais fier, au point que m'oubliant moi-même, je n'étais plus rien pour moi-même et ne m'estimais plus qu'en elle.... Oh! elle est tombée dans un abîme d'encre! Tous les flots de l'Océan entier ne pourraient pas la laver, ni tout le sel qu'il contient rendre la pureté à sa chair corrompue!

BÉNÉDICK.—Seigneur, seigneur, modérez-vous; pour moi, je suis si pétrifié d'étonnement, que je ne sais que dire.

BÉATRICE.—Oh! sur mon âme, on calomnie ma cousine.

BÉNÉDICK.—Madame, partagiez-vous son lit la dernière nuit?

BÉATRICE.—Non, je l'avoue; non, quoique jusqu'à la dernière nuit j'aie été depuis un an sa compagne de lit.

LÉONATO.—Confirmation, confirmation! Oh! les voilà plus fortes encore ces preuves déjà revêtues de barres de fer! Les deux princes voudraient-ils mentir? Claudio aurait-il menti, lui qui l'aimait tant, qu'en parlant de son indignité il la lavait de ses larmes?—Écartez-vous d'elle, laissez-la mourir.

LE MOINE.—Écoutez-moi un moment. Je n'ai gardé si longtemps le silence et n'ai laissé un libre cours à la marche de la fortune, que pour observer la jeune personne. J'ai remarqué que mille fois la rougeur couvrait son visage, et mille fois la honte de l'innocence remplaçait cette rougeur par une pâleur céleste! Un feu a éclaté dans ses yeux, pour brûler les soupçons que les princes jetaient sur sa pureté virginale. Traitez-moi d'insensé, méprisez mes études et mes observations, qui du sceau de l'expérience confirment ce que j'ai lu. Ne vous fiez plus à mon âge, à mon ministère, à ma sainte mission, si cette jeune dame n'est pas ici la victime innocente de quelque méprise cruelle.

LÉONATO.—Frère, cela ne peut être. Vous voyez que la seule pudeur qui lui reste est de ne pas vouloir ajouter le péché du parjure à son damnable crime. Elle ne le désavoue pas. Pourquoi cherchez-vous donc à couvrir d'excuses la vérité qui se montre toute nue?

LE MOINE.—Madame, quel est l'homme qu'on vous accuse d'aimer?

HÉRO.—Ceux qui m'accusent le savent; moi, je n'en connais aucun; et si je connais aucun homme vivant plus que ne le permet la modestie virginale, puisse toute miséricorde être refusée à mes fautes!—O mon père, prouvez qu'à des heures indues un homme s'entretint jamais avec moi, ou que la nuit passée je me sois prêtée à un commerce de paroles avec aucune créature; et alors renoncez-moi, haïssez-moi, faites-moi mourir dans les tortures.

LE MOINE.—Les princes et Claudio sont aveuglés par quelque erreur étrange.

BÉNÉDICK.—Deux des trois sont l'honneur même, et si leur prudence est trompée en ceci, la fraude est sortie du cerveau de don Juan le bâtard, dont l'esprit travaille sans relâche à ourdir des scélératesses.

LÉONATO.—Je n'en sais rien. Si ce qu'ils disent d'elle est la vérité, ces mains la mettront en pièces; mais s'ils outragent son honneur, le plus fier d'entre eux en entendra parler. Le temps n'a pas encore assez desséché mon sang, l'âge n'a pas encore assez consumé les ressources de mon esprit, la fortune n'a pas encore assez ravagé mes moyens, et ma mauvaise vie ne m'a pas assez privé d'amis, que je ne puisse encore, réveillé d'une semblable manière, posséder la force de corps, les facultés d'esprit, les ressources d'argent et le choix d'amis nécessaires pour m'acquitter pleinement avec eux.

LE MOINE.—Arrêtez un moment, et laissez-vous guider par mes conseils. Les princes en sortant ont laissé ici votre fille pour morte; dérobez-la quelque temps à tous les yeux, et publiez qu'elle est morte en effet; étalez tout l'appareil du deuil, suspendez à l'ancien monument de votre famille de lugubres épitaphes, en observant tous les rites qui appartiennent à des funérailles.

LÉONATO.—Qu'en résultera-t-il? Qu'est-ce que cela produira?

LE MOINE.—Le voici.