Si vous prenez un voleur, la manière la plus tranquille est de le laisser se montrer ce qu'il est, en fuyant votre compagnie.

VERGES.—Assez, mon cher collègue, vous avez toujours été réputé pour un homme miséricordieux.

DOGBERRY.—En vérité je ne voudrais pas être cause de la pendaison d'un chien, bien moins d'un homme qui possède l'honnêteté.

VERGES.—Si vous entendez un enfant crier dans la nuit, vous devez appeler la nourrice et lui commander de le faire taire.

SECOND GARDIEN.—Et si la nourrice est endormie et ne veut pas nous entendre?

DOGBERRY.—Alors allez-vous en paisiblement et laissez l'enfant l'éveiller lui-même par ses cris; car la brebis qui n'entend pas son agneau quand il mugit ne répondra pas aux bêlements du veau.

VERGES.—C'est la vérité.

DOGBERRY.—Voilà toute votre consigne. Vous, constable, vous devez représenter la personne du prince. Si vous rencontrez le prince dans la nuit, vous pouvez l'arrêter.

VERGES.—Non, par Notre-Dame; quant à cela je ne crois pas qu'il le puisse.

DOGBERRY.—Je gage cinq shillings contre un, avec tout homme qui connaît les statues31, qu'il peut l'arrêter. Non pas, à la vérité, sans que le prince y consente; car le guet ne doit offenser personne, et c'est faire offense à un homme que de l'arrêter contre sa volonté.

Note 31: (retour)

Voici quelques-uns des statuts du guet ridiculisés ici par Shakspeare:

«Personne ne sifflera passé neuf heures du soir.

«Personne n'ira masqué la nuit passé neuf heures du soir.

«Nul homme à marteau, forgeron, serrurier, ne travaillera passé neuf heures du soir.

«Nul homme ne donnera l'alarme passé neuf heures du soir en battant sa femme, sa servante ou son chien, sous peine de trois shillings d'amende.»

VERGES.—Par Notre-Dame, je crois que vous avez raison.

DOGBERRY.—Ah! ah! ah! Or çà, bonne nuit, mes maîtres; s'il survient quelque affaire un peu grave, appelez-moi. Gardez les secrets de vos camarades et les vôtres; bonne nuit.—Venez, voisin.

SECOND GARDIEN, à ses camarades.—Ainsi, camarades, nous venons d'entendre notre consigne. Asseyons-nous ici sur ce banc près de l'église jusqu'à deux heures, et de là allons tous nous coucher.

DOGBERRY.—Encore un mot, honnêtes voisins. Je vous en prie, veillez à la porte du seigneur Léonato, car le mariage étant fixé à demain sans faute, il y a grand tumulte cette nuit. Adieu, soyez vigilants, je vous en conjure.

(Dogberry et Verges sortent.) (Entrent Borachio et Conrad.)

BORACHIO.—Conrad, où es-tu?

PREMIER GARDIEN, bas à ses compagnons.—Paix, ne bougez pas.

BORACHIO.—Conrad! dis-je?

CONRAD, en le poussant.—Ici. Je suis à ton coude.

BORACHIO.—Par la messe, le coude me démangeait; je pensais bien qu'il s'ensuivrait quelque croûte.

CONRAD.—Je te devrai une réponse à cela. Poursuis maintenant ton récit.

BORACHIO.—Mettons-nous à couvert sous ce toit; il bruine: et là, comme un vrai ivrogne, je te dirai tout.

SECOND GARDIEN, à part.—Quelque trahison! Restons cois, mes amis.

BORACHIO.—Tu sauras que don Juan m'a promis mille ducats.

CONRAD.—Est-il possible qu'aucune scélératesse soit si chère?

BORACHIO.—Demande plutôt comment il est possible qu'aucun scélérat soit si riche! car lorsque le scélérat riche a besoin du scélérat pauvre, le pauvre peut faire le prix à son gré.

CONRAD.—Tu m'étonnes.

BORACHIO.—Cela prouve que tu es novice; tu sais que la forme d'un pourpoint, ou d'un chapeau, ou d'un manteau, n'est rien dans un homme.

CONRAD.—Cependant c'est une parure!

BORACHIO.—Je veux dire la forme à la mode.

CONRAD.—Oui, la mode est la mode.

BORACHIO.—Bah! autant dire un sot est un sot. Mais ne vois-tu pas quel voleur maladroit est la mode?

UN GARDIEN.—Je connais ce La Mode, c'est un voleur depuis sept ans. Il s'introduit çà et là mis en gentilhomme; je me rappelle son nom.

BORACHIO.—N'as-tu pas entendu quelqu'un?

CONRAD.—Non, c'est la girouette sur le toit.

BORACHIO.—Ne vois-tu pas, dis-je, quel maladroit voleur est la mode? Par quels vertiges elle renverse toutes les têtes chaudes, depuis quatorze ans jusqu'à trente-cinq; parfois elle les affuble comme les soldats de Pharaon dans les tableaux enfumés, tantôt comme les prêtres du dieu Baal dans les vieux vitraux de l'église; quelquefois comme l'Hercule rasé32 dans la tapisserie fanée et rongée des vers, où son petit doigt semble aussi gros que sa massue?

Note 32: (retour) Pharaon, Hercule, personnages de tapisseries.

CONRAD.—Je vois tout cela, et que la mode use plus d'habits que l'homme. Mais n'es-tu pas entraîné toi-même par la mode, en t'écartant de ton récit pour me parler de la mode?

BORACHIO.—Nullement. Mais sache que cette nuit j'ai courtisé Marguerite, la suivante de la signora Héro, sous le nom d'Héro; elle m'a tendu la main par la fenêtre de la chambre de sa maîtresse, et m'a dit mille fois adieu!—Je raconte cela horriblement mal. J'aurais dû d'abord te dire que le prince, Claudio et mon maître, placés, postés et prévenus par mon maître don Juan, ont vu de loin, du verger, cette entrevue amoureuse.

CONRAD.—Et ils croyaient que Marguerite était Héro?

BORACHIO.—Deux d'entre eux l'ont cru, le prince et Claudio. Mais mon démon de maître savait que c'était Marguerite. D'un côté, grâce à ses serments qui les ont d'abord séduits; de l'autre, grâce à la nuit obscure qui les a déçus, mais surtout à mon manège qui confirmait toutes les calomnies inventées par don Juan, Claudio est parti plein de rage, jurant d'aller la joindre demain matin au temple à l'heure marquée, et là, devant toute l'assemblée, de la déshonorer par le récit de ce qu'il a vu cette nuit, et de la renvoyer chez elle sans époux.

PREMIER GARDIEN s'avançant.—Nous vous sommons au nom du prince, arrêtez.

SECOND GARDIEN.—Appelez le grand chef constable. Nous avons ici déterré le plus dangereux complot de débauche qui se soit jamais vu dans la république.

PREMIER GARDIEN.—Et un certain La Mode33 est de leur bande; je le connais, il porte une boucle de cheveux.

Note 33: (retour) En anglais, c'est le mot deformed que les gardiens prennent pour un nom d'homme.

CONRAD.—Messieurs, messieurs!

PREMIER GARDIEN.—On vous forcera bien de faire comparaître La Mode; je vous le garantis.

CONRAD.—Messieurs!....

PREMIER GARDIEN.—Taisez-vous, nous vous l'ordonnons; nous vous obéirons en vous conduisant.

BORACHIO.—Nous avons l'air de devenir une bonne marchandise, après avoir été ramassés par les piques de ces gens-là.

CONRAD.—Une marchandise compromise, je vous en réponds; venez, nous vous obéirons.

(Ils sortent.)



SCÈNE IV


Appartement dans la maison de Léonato. HÉRO, MARGUERITE, URSULE.

HÉRO.—Bonne Ursule, éveillez ma cousine Béatrice, et priez-la de se lever.

URSULE.—J'y vais, madame.

HÉRO.—Et dites-lui de venir ici.

URSULE.—Bien.

(Ursule sort.)

MARGUERITE.—En vérité, je crois que cet autre rabat34 vous siérait mieux.

Note 34: (retour) Rabato, rabat, collerette.

HÉRO.—Non, je vous prie, chère Marguerite; je veux mettre celui-ci.

MARGUERITE.—Sur ma parole, il n'est pas si beau, et je garantis que votre cousine sera de mon avis.

HÉRO.—Ma cousine est une folle, et vous une autre. Je n'en veux pas porter d'autre que celui-ci.

MARGUERITE.—J'aime tout à fait cette nouvelle coiffure qui est là-dedans; seulement je voudrais les cheveux une idée plus bruns; pour votre robe, elle est en vérité du dernier goût; j'ai vu celle de la duchesse de Milan, cette robe qu'on vante tant....

HÉRO.—Oh! on dit qu'elle est incomparable!

MARGUERITE.—Sur ma vie, ce n'est qu'une robe de nuit auprès de la vôtre. Du drap d'or, des crevés lacés avec du fil d'argent, le bas des manches et le bord des manches garnis de perles, et toute la jupe relevée par un clinquant bleuâtre. Mais pour la grâce, la beauté et le bon goût, la vôtre vaut dix fois la sienne.

HÉRO.—Que Dieu me donne la joie pour la porter; car je me sens le coeur excessivement gros.

MARGUERITE.—Le poids d'un homme le rendra encore plus pesant.

HÉRO.—Fi donc! Marguerite, n'êtes-vous pas honteuse?

MARGUERITE.—De quoi, madame? De parler d'une chose honorable? Le mariage n'est-il pas honorable, même chez un mendiant? Et, le mariage à part, votre seigneur n'est-il pas honorable? Vous auriez voulu, sauf votre respect, que j'eusse dit un mari? Si une mauvaise pensée ne détourne pas le sens d'une expression franche, je n'offense personne. Y a-t-il du mal à dire le poids d'un mari? Aucun, je pense, dès qu'il s'agit d'un mari légitime et d'une femme légitime; sans quoi il serait léger et non pesant. Mais demandez plutôt à la signora Béatrice, la voici.

(Béatrice entre.)

HÉRO.—Bonjour, cousine.

BÉATRICE.—Bonjour, ma chère Héro.

HÉRO.—Comment donc! vous parlez sur un ton mélancolique.

BEATRICE.—Je suis hors de tous les autres tons, il me semble.

MARGUERITE.—Entonnez-nous l'air de Lumière d'amour35. Il se chante sans refrain; vous chanterez, moi je danserai.

Note 35: (retour) Il est aussi question de cet air dans les Deux Gentilshommes de Vérone.

BÉATRICE.—Oui! Vos talons sont-ils exercés à la mesure de Lumière d'amour? Oh! bien, si votre mari a assez de greniers, vous verrez à ce qu'il ne manque pas de grains36.

Note 36: (retour) Barns, greniers, et bairns, vieux mot qui signifie enfant.

MARGUERITE.—O interprétation maligne! Mais j'en ris, les talons en l'air.

BÉATRICE.—Il est près de cinq heures, ma cousine; vous devriez être déjà prête.—Sérieusement, je me sens bien mal. Hélas!

MARGUERITE.—De quoi?—Un faucon, un cheval, ou un mari37.

Note 37: (retour) Hawk, Horse or Husband.

BÉATRICE.—Oh! celui des trois qui commence par un M38.

Note 38: (retour) La réponse de Béatrice est moins claire en anglais, elle répond: «C'est la première lettre de tous ces mots, h, qui se prononce en anglais de même qu'ache, douleur.

MARGUERITE.—Eh bien! Si vous ne vous êtes pas faite turque39, on ne peut plus faire voiles sur la foi des étoiles.

Note 39: (retour) Si vous n'avez pas changé d'opinion, de foi.

BÉATRICE.—Voyons; que veut dire cette folle?

MARGUERITE.—Rien du tout; mais Dieu veuille envoyer à chacun le désir de son coeur!

HÉRO.—Ces gants, que le comte m'a envoyés, ont un parfum délicieux.

BÉATRICE.—Je suis enchiffrenée, cousine; je ne sens rien.

MARGUERITE.—Fille, et enchiffrenée! il faut qu'il y ait abondance de rhumes.

BÉATRICE.—O Dieu, ayez pitié de nous! O Dieu ayez pitié de nous! Depuis quand faites-vous profession d'esprit?

MARGUERITE.—Depuis que vous y avez renoncé, madame. Mon esprit ne me sied-il pas à ravir?

BÉATRICE.—On ne le voit pas assez; vous devriez le porter sur votre bonnet.—Sérieusement je suis malade.

MARGUERITE.—Procurez-vous un peu d'essence de carduus benedictus40 et appliquez-la sur votre coeur: c'est le seul remède pour les palpitations.

Note 40: (retour) Allusion au nom de Bénédick.

HÉRO.—Tu la piques avec un chardon.

BÉATRICE.—Benedictus? Pourquoi benedictus, s'il vous plaît? Vous cachez quelque moralité41 sous ce benedictus.

Note 41: (retour) Moralité, la morale d'une fable, le sens caché d'un apologue.

MARGUERITE.—Moralité? Non, sur ma parole, je n'ai point d'intention morale. Je parle tout bonnement du chardon bénit. Vous pourriez croire par hasard que je vous soupçonne d'être amoureuse: non, par Notre-Dame, je ne suis pas assez folle pour penser ce que je veux, et je ne veux pas penser ce que je peux, et je ne pourrais penser, quand je penserais à faire perdre la pensée à mou coeur, que vous êtes amoureuse, que vous serez amoureuse ou que vous pouvez être amoureuse. Cependant, jadis Bénédick fut naguère tout de même, et maintenant le voilà devenu un homme.