J'ai abusé vos yeux, et ce que n'a pu découvrir votre prudence, ces imbéciles l'ont relevé à la lumière. Ce sont eux qui, dans l'ombre de la nuit, m'ont entendu avouer à cet homme, comment don Juan, votre frère, m'avait engagé à calomnier la signora Héro; comment vous aviez été conduits dans le verger, et m'aviez vu faire ma cour à Marguerite, vêtue des habits d'Héro; enfin comment vous l'aviez déshonorée au moment où vous deviez l'épouser. Ils ont fait un rapport de toute ma trahison; et j'aime mieux le sceller par ma mort que d'en répéter les détails à ma honte. La dame est morte sur la fausse accusation tramée par moi et par mon maître; et bref, je ne demande autre chose que le salaire dû à un misérable.

DON PÈDRE.—Chacune de ces paroles ne court-elle pas dans votre sang comme de l'acier?

CLAUDIO.—J'avalais du poison pendant qu'il les proférait.

DON PÈDRE, à Borachio.—Mais est-ce mon frère qui t'a incité à ceci?

BORACHIO.—Oui, seigneur; et il m'a richement payé pour l'accomplir.

DON PÈDRE.—C'est un composé de trahison et de perfidie!—Et il s'est enfui après cette scélératesse!

CLAUDIO.—Douce Héro! Ton image revient se présenter à moi, sous les traits célestes qui me l'avaient fait aimer d'abord!

DOGBERRY, à la garde.—Allons, ramenez les plaignants; notre sacristain, à l'heure qu'il est, a réformé le seigneur Léonato de l'affaire.—Et, n'oubliez pas, camarades, de faire mention, en temps et lieu, que je suis un âne.

VERGES.—Voyez, voici venir le seigneur Léonato, et le sacristain aussi.

(Léonato revient avec Antonio et le sacristain.)

LÉONATO.—Quel est le misérable?.... Faites-moi voir ses yeux, afin que, lorsque j'apercevrai un homme qui lui ressemble, je puisse l'éviter; lequel est-ce d'entre eux?

BORACHIO.—Si vous voulez connaître l'auteur de vos maux, regardez-moi.

LÉONATO.—Es-tu le vil esclave dont le souffle a tué mon innocente enfant?

BORACHIO.—Oui; c'est moi seul.

LÉONATO.—Seul? Non, non, misérable, tu te calomnies toi-même. Voilà un couple d'illustres personnages (le troisième s'est enfui) qui y ont mis la main. Je vous rends grâces, princes, de la mort de ma fille. Inscrivez-la parmi vos nobles et beaux exploits. Si vous voulez y réfléchir, c'est une glorieuse action.

CLAUDIO.—Je ne sais comment implorer votre patience; cependant il faut que je parle. Choisissez vous-même votre vengeance; imposez-moi la pénitence que vous pourrez inventer pour punir mon crime; et cependant je n'ai péché que par méprise.

DON PÈDRE.—Et moi de même, sur mon âme; et cependant, pour donner satisfaction à ce digne vieillard, je me courberais sous n'importe quel poids pesant il voudrait m'imposer.

LÉONATO.—Je ne puis vous ordonner de commander à ma fille de vivre; cela est impossible. Mais je vous prie tous deux de proclamer ici, devant tout le peuple de Messine, qu'elle est morte innocente; et si votre amour peut trouver quelques vers touchants, suspendez-les en épitaphe, sur sa tombe et chantez-les sur ses restes. Chantez-les ce soir.—Demain matin, rendez-vous à ma maison, et puisque vous ne pouvez pas être mon gendre, devenez du moins mon neveu. Mon frère a une fille qui est presque trait pour trait le portrait de ma fille qui est morte, et elle est l'unique héritière de nous deux; donnez-lui le titre que vous auriez donné à sa cousine; là expire ma vengeance.

CLAUDIO.—O noble seigneur, votre excès de bonté m'arrache des larmes. J'embrasse votre offre, et désormais disposez du pauvre Claudio.

LÉONATO.—Ainsi, demain matin je vous attendrai chez moi; je prends ce soir congé de vous.—Ce misérable sera confronté avec Marguerite qui, je le crois, est complice de cette mauvaise action, et gagnée par votre frère.

BORACHIO.—Non, sur mon âme, elle n'y eut aucune part; et elle ne savait pas ce qu'elle faisait, lorsqu'elle me parlait: au contraire, elle a toujours été juste et vertueuse dans tout ce que j'ai connu d'elle.

DOGBERRY.—En outre, seigneur (ce qui, en vérité, n'a pas été mis en blanc et en noir), ce plaignant que voilà, le criminel, m'a appelé âne. Je vous en conjure, souvenez-vous-en dans sa punition; et encore la garde les a entendus parler d'un certain La Mode: ils disent qu'il porte une clef à son oreille, avec une boucle de cheveux qui y est suspendue, et qu'il emprunte de l'argent au nom de Dieu; ce qu'il a fait si souvent et depuis si longtemps, sans jamais le rendre, qu'aujourd'hui les hommes ont le coeur endurci, et ne veulent rien prêter pour l'amour de Dieu: je vous en prie, examinez-le sur ce chef.

LÉONATO.—Je te remercie de tes peines et de tes bons offices.

DOGBERRY.—Votre Seigneurie parle comme un jeune homme bien reconnaissant et bien vénérable; et je rends grâces à Dieu pour vous.

LÉONATO.—Voilà pour tes peines.

DOGBERRY.—Dieu garde la fondation!

LÉONATO.—Va, je te décharge de ton prisonnier, et je te remercie.

DOGBERRY.—Je laisse un franc vaurien entre les mains de votre Seigneurie, et je conjure votre Seigneurie de le bien châtier vous-même pour l'exemple des autres. Dieu conserve votre Seigneurie! Je fais des voeux pour le bonheur de votre Seigneurie: Dieu vous rende la santé.—Je vous donne humblement la liberté de vous en aller; et si l'on peut vous souhaiter une heureuse rencontre, Dieu nous en préserve! (A Verges.) Allons-nous-en, voisin.

(Dogberry et Verges sortent.)

LÉONATO.—Adieu, seigneurs; jusqu'à demain matin.

ANTONIO.—Adieu, seigneurs, nous vous attendons demain matin.

DON PÈDRE.—Nous n'y manquerons pas.

CLAUDIO.—Cette nuit je pleurerai Héro.

LÉONATO, à la garde.—Emmenez ces hommes avec nous: nous voulons causer avec Marguerite, et savoir comment est venue sa connaissance avec ce mauvais sujet.



SCÈNE II


Le jardin de Léonato.

BÉNÉDICK ET MARGUERITE se rencontrent et s'abordent.

BÉNÉDICK.—Ah! je vous en prie, chère Marguerite, obligez-moi en me faisant parler à Béatrice.

MARGUERITE.—Voyons, voulez-vous me composer un sonnet à la louange de ma beauté?

BÉNÉDICK.—Oui, et en style si pompeux, que nul homme vivant n'en approchera jamais; car, dans l'honnête vérité, vous le méritez bien.

MARGUERITE.—Aucun homme n'approchera de moi? Quoi donc! resterai-je toujours en bas de l'escalier?

BÉNÉDICK.—Votre esprit est aussi vif qu'un lévrier: il atteint d'un saut sa proie.

MARGUERITE.—Et le vôtre émoussé comme un fleuret d'escrime, qui touche mais ne blesse pas.

BÉNÉDICK.—C'est l'esprit d'un homme de coeur, Marguerite, qui ne voudrait pas blesser une femme.—Je vous prie, appelez Béatrice, je vous rends les armes, et jette mon bouclier à vos pieds54.

Note 54: (retour) On connaît l'expression latine clypeum abjicere, pour rendre les armes.

MARGUERITE.—C'est votre épée qu'il faut nous rendre: nous avons les bouchers à nous.

BÉNÉDICK.—Si vous vous en servez, Marguerite, il vous faut mettre la pointe dans l'étau; les épées sont des armes dangereuses pour les filles.

MARGUERITE.—Allons, je vais vous appeler Béatrice, qui, je crois, a des jambes.

BÉNÉDICK.—Et qui par conséquent viendra.

(Marguerite sort.)

(Il chante.)

Le dieu d'amour

Qui est assis là-haut,

Me connaît, me connaît

Il sait combien je mérite....

Comme chanteur, veux-je dire; mais comme amant?... Léandre, le bon nageur; Troïlus, qui employa le premier Pandare; et un volume entier de ces marchands de tapis dont les noms coulent encore avec tant de douceur sur la ligne unie d'un vers blanc, non, jamais aucun d'eux ne fut si absolument bouleversé par l'amour, que l'est aujourd'hui mon pauvre individu. Diantre! je ne saurai le prouver en vers: j'ai essayé; mais je ne peux trouver d'autre rime à tendron que poupon: rime innocente! A mariage, cocuage; rime sinistre, école, folle, rime bavarde. Toutes ces rimes sont de mauvais présage: non, je ne suis point né sous une étoile poétique, et je ne puis faire ma cour en termes pompeux.

(Entre Béatrice.)

BÉNÉDICK.—Chère Béatrice, vous voulez donc bien venir quand je vous appelle?

BÉATRICE.—Oui, seigneur, et vous quitter dès que vous me l'ordonnerez.

BÉNÉDICK.—Oh! restez seulement avec moi jusqu'alors.

BÉATRICE.—Alors est dit: adieu donc.—Et pourtant, avant de m'en aller que j'emporte ce pourquoi je suis venue, c'est de savoir ce qui s'est passé entre vous et Claudio.

BÉNÉDICK.—Seulement des paroles aigres; et là-dessus je veux vous donner un baiser.

BÉATRICE.—Des paroles aigres, ce n'est qu'un souffle aigre, et un souffle aigre n'est qu'une haleine aigre, une haleine aigre est dégoûtante; je m'en irai sans votre baiser.

BÉNÉDICK.—Vous avez détourné le mot de son sens naturel; tant votre esprit est effrayant! Mais, pour vous dire les choses sans détour, Claudio a reçu mon défi; et, ou j'apprendrai bientôt de ses nouvelles, ou je le dénonce pour un lâche.—Et vous, maintenant, dites-moi, je vous prie, à votre tour, laquelle de mes mauvaises qualités vous a rendue amoureuse de moi?

BÉATRICE.—Toutes ensemble qui constituent un état de mal si politique qu'il n'est pas possible à une seule vertu de s'y glisser.—Mais vous, quelle est de mes bonnes qualités celle qui vous a fait endurer l'amour pour moi?

BÉNÉDICK.—Endurer l'amour: bonne épithète! Oui, en effet, j'endure l'amour, car je vous aime malgré moi.

BÉATRICE.—En dépit de votre coeur, je le crois aisément. Hélas! le pauvre coeur! si vous lui faites de la peine pour l'amour de moi, je lui ferai de la peine pour l'amour de vous, car jamais je n'aimerai ce que hait mon ami.

BÉNÉDICK.—Vous et moi, nous avons trop de bon sens pour nous faire l'amour tranquillement.

BÉATRICE.—Cet aveu n'en est pas la preuve: il n'y a pas un homme sage sur vingt qui se loue lui-même.

BÉNÉDICK.—Vieille coutume, vieille coutume, Béatrice; bonne dans le temps des bons vieillards. Mais dans ce siècle, si un homme n'a pas le soin d'élever lui-même sa tombe avant de mourir, il ne vivra pas dans son monument plus longtemps que ne dureront le son de la cloche funèbre et les larmes de sa veuve.

BÉATRICE.—Et combien croyez-vous qu'elles durent?

BÉNÉDICK.—Quelle question! Eh! mais, une heure de cris et un quart d'heure de pleurs: en conséquence, il est fort à propos pour le sage, si Don Ver55 (sa conscience) n'y trouve pas d'empêchement contraire, d'être le trompette de ses propres vertus, comme je le suis pour moi-même: en voilà assez sur l'article de mon panégyrique, à moi, qui me rendrai témoignage que j'en suis digne.—A présent, dites-moi, comment va votre cousine?

Note 55: (retour) Don worm, le ver du remords.

BÉATRICE.—Fort mal.

BÉNÉDICK.—Et vous-même?

BÉATRICE.—Fort mal aussi.

BÉNÉDICK.—Servez Dieu, aimez-moi, et, corrigez-vous. Je vais vous quitter là-dessus, car voici quelqu'un de fort pressé qui accourt.

(Entre Ursule.)

URSULE.—Madame, il faut venir auprès de votre oncle: il y a bien du tumulte au logis, vraiment. Il est prouvé que ma maîtresse Héro a été faussement accusée; que le prince et Claudio ont été grossièrement trompés, et que c'est don Juan qui est l'auteur de tout; il s'est enfui; il est parti: voulez-vous venir sur-le-champ?

BÉATRICE.—Voulez-vous, seigneur, venir entendre ces nouvelles?

BÉNÉDICK.—Je veux vivre dans votre coeur, mourir sur vos genoux, être enseveli dans vos yeux; et en outre je veux aller avec vous chez votre oncle.

(Ils sortent.)



SCÈNE III


L'intérieur d'une église.

DON PÈDRE, CLAUDIO, précédés de musiciens et de flambeaux.

CLAUDIO.—Est-ce là le monument de Léonato?

UN SERVITEUR.—Oui, seigneur.

CLAUDIO lisant l'épitaphe.

Victime de langues calomnieuses

Héro mourut, et gît ici.

La mort, pour réparer son injure,

Lui donne un renom qui ne mourra jamais.

Celle qui mourut avec honte

Vit, dans la mort, d'une gloire pure.

(Il fixe l'épitaphe.)

Et toi que je suspends sur son tombeau, parle encore à sa louange quand ma voix sera muette.—Vous, musiciens, commencez et chantez votre hymne solennel.

(Il chante.)

Pardonne, ô déesse de la nuit,

A ceux qui ont tué ta jeune vierge56

C'est pour expier leur erreur, qu'ils viennent avec des hymnes

de douleur,

Autour de sa tombe.

O nuit, seconde nos gémissements!

Aide-nous à soupirer et à gémir,

Profondément! profondément!

Tombeaux, ouvrez-vous, rendez vos morts,

Jusqu'à ce que sa mort soit pleurée,

Tristement, tristement.

Note 56: (retour) Virgin knight, chevalière vierge, selon Johnson, signifie pupille, élève, favorite; selon Steevens, dans les siècles de la chevalerie, une chevalière vierge était celle qui n'avait pas encore eu d'aventures.

CLAUDIO.—Maintenant, bonne nuit à tes os! tous les ans je viendrai te rendre tribut.

DON PÈDRE.—Adieu, messieurs. Éteignez vos flambeaux; les loups ont dévoré leur proie; et voyez, la douce Aurore, précédant le char du Soleil, parsème de taches grisâtres l'Orient assoupi. Recevez tous nos remerciements, et laissez-nous: adieu.

CLAUDIO.—Adieu, mes amis: et que chacun reprenne son chemin.

DON PÈDRE.—Sortons de ces lieux: allons revêtir d'autres habits, et aussitôt nous nous rendrons chez Léonato.

CLAUDIO.—Que l'hymen qui se prépare ait pour nous une issue plus heureuse que celui qui vient de nous obliger à ce tribut de douleur!

(Ils sortent tous.)



SCÈNE IV


Appartement dans la maison de Léonato.

LÉONATO, BÉNÉDICK, MARGUERITE, URSULE,
ANTONIO, LE MOINE ET HÉRO.

LE MOINE.—Ne vous l'avais-je pas dit, qu'elle était innocente?

LÉONATO.—Le prince et Claudio le sont aussi: ils ne l'ont accusée que déçus par l'erreur que vous avez entendu raconter. Mais Marguerite est un peu coupable dans ceci, quoique involontairement, comme il le paraît par l'examen approfondi de cette affaire.

ANTONIO.—Allons, je suis bien aise que tout ait tourné si heureusement.

BÉNÉDICK.—Et moi aussi, étant autrement engagé par ma parole à forcer le jeune Claudio à me faire raison là-dessus.

LÉONATO.—Allons, ma fille, retirez-vous avec vos femmes dans une chambre écartée; et lorsque je vous enverrai chercher, venez ici masquée. Le prince et Claudio m'ont promis de venir me voir, à cette heure même.—(A Antonio.) Vous savez votre rôle, mon frère. Il faut que vous serviez de père à la fille de votre frère, et que vous la donniez au jeune Claudio.

(Héro sort suivie de ses femmes.)

ANTONIO.—Je le ferai, d'un visage assuré.

BÉNÉDICK.—Mon père, je crois que j'aurai besoin d'implorer votre ministère.

LE MOINE.—Pour quel service, seigneur?

BÉNÉDICK.—Pour m'enchaîner ou me perdre, l'un ou l'autre.—Seigneur Léonato, c'est la vérité, digne seigneur, que votre nièce me regarde d'un oeil favorable.

LÉONATO.—C'est ma fille qui lui a prêté ces yeux-là, rien n'est plus vrai.

BÉNÉDICK.—Et moi, en retour, je la vois des yeux de l'amour.

LÉONATO.—Vous tenez, je crois, ces yeux de moi, de Claudio et du prince: mais quelle est votre volonté?

BÉNÉDICK.—Votre réponse, seigneur, est énigmatique; mais pour ma volonté,—ma volonté est que votre bonne volonté daigne s'accorder avec la nôtre,—pour nous unir aujourd'hui dans le saint état du mariage.... Voilà pourquoi, bon religieux, je réclame votre secours.

LÉONATO.—Mon coeur est d'accord avec votre désir.

LE MOINE.—Et je suis prêt à vous accorder mon secours.—Voici le prince et Claudio.

(Entrent don Pèdre et Claudio avec leur suite.)

DON PÈDRE.—Salut à cette belle assemblée!

LÉONATO.—Salut, prince; salut, Claudio. Nous vous attendons ici.