S'il est triste, c'est qu'il manque d'argent.
BÉNÉDICK.—J'ai mal aux dents.
DON PÈDRE.—Arrachez votre dent.
BÉNÉDICK.—Qu'elle aille se faire pendre.
CLAUDIO.—Pendez-la d'abord, et arrachez-la ensuite27.
Note 27: (retour) Hang it! you must hang it first and draw it afterwards.
DON PÈDRE.—Quoi! soupirer ainsi pour un mal de dents?
LÉONATO.—Qui n'est qu'une humeur ou un ver.
BÉNÉDICK.—Soit. Tout le monde peut maîtriser le mal, excepté celui qui souffre.
CLAUDIO.—Je répète qu'il est amoureux.
DON PÈDRE.—Il n'y a en lui aucune apparence de caprice28, à moins que ce soit le caprice qu'il a pour les costumes étrangers; comme d'être aujourd'hui un Hollandais, et un Français demain, ou de se montrer à la fois dans le costume de deux pays, Allemand depuis la ceinture jusqu'en bas par de grands pantalons, et Espagnol depuis la hanche jusqu'en haut par le pourpoint; à part son caprice pour cette folie, et il paraît qu'il a ce caprice-là, certainement il n'est pas assez fou pour avoir le caprice que vous voudriez lui attribuer.
Note 28: (retour) Fancy, amour, imagination.
CLAUDIO.—S'il n'est pas amoureux de quelque femme, il ne faut plus croire aux anciens signes. Il brosse son chapeau tous les matins; qu'est-ce que cela annonce?
DON PÈDRE.—Quelqu'un l'a-t-il vu chez le barbier?
CLAUDIO.—Non, mais on a vu le garçon du barbier chez lui, et l'ancien ornement de son menton sert déjà à remplir des balles de paume.
LÉONATO.—En effet, il semble plus jeune qu'il n'était avant la perte de sa barbe.
DON PÈDRE.—Comment! il se parfume à la civette. Pourriez-vous deviner son secret par l'odorat?
CLAUDIO.—C'est comme si on disait que le pauvre jeune homme est amoureux.
DON PÈDRE. Ce qu'il y a de plus frappant, c'est sa mélancolie.
CLAUDIO.—A-t-il jamais eu l'habitude de se laver le visage?
DON PÈDRE.—Oui; ou de se farder? Ceci me fait comprendre Ce que vous dites de lui.
CLAUDIO.—Et son esprit plaisant! ce n'est plus aujourd'hui qu'une corde de luth qui ne résonne plus que sous les touches.
DON PÈDRE.—Voilà en effet des témoignages accablants contre lui.—Concluons, concluons, il est amoureux.
CLAUDIO.—Ah! mais je connais celle qui l'aime.
DON PÈDRE.—Pour celle-là, je voudrais la connaître. Une femme, je gage, qui ne le connaît pas.
CLAUDIO.—Oui-dà, et tous ses défauts; et en dépit de tout, elle se meurt d'amour pour lui.
DON PÈDRE.—Elle sera enterrée, le visage tourné vers le ciel.
BÉNÉDICK.—Tout cela n'est pas un charme contre le mal de dents.—Vieux seigneur, venez à l'écart vous promenez avec moi. J'ai étudié huit ou dix mots de bon sens que j'ai à vous dire et que ces étourdis ne doivent pas entendre.
(Bénédick sort avec Léonato.)
DON PÈDRE.—Sur ma vie, il va s'ouvrir à lui au sujet de Béatrice.
CLAUDIO.—Oh! c'est cela même! A l'heure qu'il est Héro et Marguerite ont dû jouer leur rôle avec Béatrice: ainsi nos deux ours ne se mordront plus l'un l'autre quand il se rencontreront.
(Don Juan paraît.)
DON JUAN.—Mon seigneur et frère, Dieu vous garde!
DON PÈDRE.—Bonjour, mon frère.
DON JUAN.—Si votre loisir le permet, je voudrais vous parler.
DON PÈDRE.—En particulier?
DON JUAN.—Si vous le jugez à propos; cependant le comte Claudio peut rester. Ce que j'ai à vous dire l'intéresse.
DON PÈDRE.—De quoi s'agit-il?
DON JUAN, à Claudio.—Votre Seigneurie a-t-elle l'intention de se marier demain?
DON PÈDRE.—Vous savez que oui.
DON JUAN.—Je n'en sais rien.... quand il saura ce que je sais.
CLAUDIO.—S'il y a quelque empêchement, dites-le-nous, je vous prie.
DON JUAN.—Vous pouvez croire que je ne vous aime pas; la suite vous en instruira et vous apprendrez à mieux penser de moi par le fait dont je vais vous informer. Quant à mon frère, je vois qu'il fait cas de vous, et c'est par tendresse pour vous qu'il a travaillé à accomplir ce prochain mariage; soins certainement bien mal adressés, peines bien mal employées!
DON PÈDRE.—Comment? De quoi s'agit-il?
DON JUAN.—Je venais vous dire et sans préambule (car elle n'a que trop longtemps servi de texte à nos discours) que votre future est déloyale.
CLAUDIO.—Qui? Héro?
DON JUAN.—Elle-même. L'Héro de Léonato, votre Héro, l'Héro de tout le monde.
CLAUDIO.—Déloyale?
DON JUAN.—Le terme est trop honnête pour peindre toute sa corruption. Je pourrais en dire davantage; imaginez un nom plus odieux, et je vous prouverai qu'elle le mérite. Ne vous étonnez point jusqu'à ce que vous ayez d'autres preuves; venez seulement avec moi cette nuit; vous verrez entrer quelqu'un par la fenêtre de sa chambre, la nuit même avant le jour de ses noces. Si vous l'aimez alors, épousez-la demain; mais il siérait mieux à votre honneur de changer d'idée.
CLAUDIO.—Est-il possible?
DON PÈDRE.—Je ne veux pas le croire.
DON JUAN.—Si vous n'osez pas croire ce que vous verrez, n'avouez pas ce que vous savez. Si vous voulez me suivre, je vous en montrerai assez, et quand vous en aurez vu davantage, entendu davantage, agissez alors en conséquence.
CLAUDIO.—Si je suis cette nuit témoin de quelque chose qui m'empêche de l'épouser demain, je la confondrai dans l'assemblée même où nous devons nous marier.
DON PÈDRE.—Et comme je lui ai fait la cour afin de l'obtenir pour vous, je me joindrai à vous pour la déshonorer.
DON JUAN.—Je m'abstiens de la décrier davantage jusqu'à ce que vous soyez mes témoins. Supportez seulement cette nouvelle avec patience jusqu'à minuit; et qu'alors le fait se prouve de lui-même.
DON PÈDRE.—O jour qui tourne bien mal!
CLAUDIO.—O malheur étrange qui me bouleverse!
DON JUAN.—O fléau prévenu à temps! Voilà ce que vous direz quand vous aurez vu la suite.
(Ils sortent.)
SCÈNE III
Une rue.
Entrent DOGBERRY ET VERGES avec les gardiens de nuit.
DOGBERRY.—aux gardiens.—Êtes-vous des gens braves et fidèles?
VERGES.—Oui, sans doute; sinon ce serait dommage qu'ils risquassent le salut de l'âme et du corps.
DOGBERRY.—Ce serait pour eux un châtiment trop doux, pour peu qu'ils aient de sentiments de fidélité, étant choisis pour la garde du prince.
VERGES.—Allons, voisin Dogberry, donnez-leur la consigne.
DOGBERRY.—D'abord, qui croyez-vous le plus incapable29 d'être constable?
Note 29: (retour) Dogberry, peu au fait de la valeur des termes, fait mille contre-sens en employant un mot pour l'autre. On devine facilement l'intention du poëte.
PREMIER GARDIEN.—Hugues d'Avoine, ou Georges Charbon, car ils savent tous deux lire et écrire.
DOGBERRY.—Venez ici, voisin Charbon; Dieu vous a favorisé d'un beau nom. Être homme de bonne mine, c'est un don de la fortune. Mais le don d'écrire et de lire nous vient par nature.
SECOND GARDIEN.—Et ces deux choses, monsieur le constable...
DOGBERRY.—Vous les possédez; je savais que ce serait là votre réponse. Allons, quant à votre bonne mine, ami, rendez-en grâce à Dieu et n'en tirez point vanité; et à l'égard de votre talent de lire et d'écrire, faites-le paraître quand on n'aura pas besoin de cette vanité. Vous êtes ici réputé l'homme le plus insensé et capable d'être constable, c'est pourquoi vous porterez le fallot; c'est là votre emploi. Appréhendez au corps tous les vagabonds. Vous devez ordonner à tout passant de s'arrêter au nom du prince.
SECOND GARDIEN.—Et s'il ne veut pas s'arrêter?
DOGBERRY.—Alors ne prenez pas garde à lui et laissez-le passer. Sur-le-champ appelez à vous tout le reste de la patrouille, et remerciez Dieu d'être délivré d'un coquin.
VERGES.—S'il refuse de s'arrêter quand on lui ordonne, il n'est pas un sujet du prince.
DOGBERRY.—Sans doute, et ils ne doivent avoir affaire qu'aux sujets du prince.—Vous éviterez aussi de faire du bruit dans les rues; car de voir un gardien de nuit jaser et bavarder, cela est tolérable et ne peut se souffrir.
SECOND GARDIEN.—Nous aimons mieux dormir que bavarder. Nous savons quel est le devoir du guet.
DOGBERRY.—Bien, vous parlez comme un ancien, comme un gardien paisible; car je ne saurais voir en quoi le sommeil peut nuire. Prenez garde seulement qu'on ne vous dérobe vos piques 30. Ensuite vous devez frapper à tous les cabarets, et commander à ceux qui sont ivres d'aller se coucher.
Note 30: (retour) Bills. Pertuisanes, armes de l'ancienne infanterie anglaise.
SECOND GARDIEN.—Et s'ils ne le veulent pas?
DOGBERRY.—Alors, laissez-les tranquilles, jusqu'à ce qu'ils soient de sang-froid. S'ils ne vous font pas alors une meilleure réponse, vous pouvez dire qu'ils ne sont pas ceux pour qui vous les aviez pris d'abord.
SECOND GARDIEN.—Fort bien, monsieur.
DOGBERRY.—Si vous rencontrez un voleur, en vertu de votre charge vous pouvez le soupçonner de n'être pas un honnête homme; et quant à cette espèce de gens, le moins que vous pourrez avoir affaire avec eux, ce sera le mieux pour votre probité.
SECOND GARDIEN.—Si nous le connaissons pour un voleur, ne mettrons-nous pas la main sur lui?
DOGBERRY.—Vraiment par votre charge vous le pouvez. Mais je pense que ceux qui touchent le goudron se salissent les mains.
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