Allons, il faut mettre cela sur le compte de la dépression, pensa-t-il ; et remplissant son verre, il se mit à parler affaires.

Le prix des voiles et d’autres objets fut fixé. Mais au cours de cet entretien, l’Américain observa que si son offre d’assistance avait été reçue avec un empressement fébrile, à présent qu’elle se réduisait à une transaction commerciale, elle n’éveillait plus qu’une indifférence apathique. Don Benito, en fait, semblait se résoudre à entendre ces détails par respect pour la bienséance, et non en homme conscient du bénéfice considérable qu’ils représentaient pour lui-même et pour son voyage.

Bientôt ses manières devinrent plus réservées encore. Tout effort pour l’entraîner dans une conversation sociable demeura vain. Rongé par son humeur splénétique, il restait là à tortiller sa barbe, tandis que la main du serviteur, muette comme celle qui écrivit sur la muraille, poussait doucement, mais sans succès, le vin des Canaries.

Le déjeuner terminé, ils s’assirent sur le hourdi matelassé, le serviteur plaçant un oreiller derrière son maître. Le calme prolongé avait altéré l’atmosphère. Don Benito soupira lourdement, comme pour retrouver sa respiration.

« Pourquoi ne pas regagner le cuddy ? » dit le capitaine Delano. « Il y a plus d’air là-bas. » Mais l’hôte demeura immobile et silencieux.

Cependant son serviteur s’agenouilla devant lui avec un large éventail de plumes. Et Francesco, entrant sur la pointe des pieds, tendit une petite coupe d’eau aromatique au nègre qui en frotta par intervalles le front de son maître, lissant les cheveux sur les tempes comme une nourrice fait ceux d’un enfant. Il ne disait mot, mais fixait son regard sur les yeux de son maître, comme pour apporter quelque soulagement à l’esprit en détresse de Don Benito par le spectacle silencieux de la fidélité.

Présentement, la cloche du navire sonna deux heures ; à travers les fenêtres de la cabine, on vit la mer se rider légèrement ; et cela dans la direction souhaitée.

« Enfin, » s’écria le capitaine Delano. « Que vous disais-je, Don Benito ? Regardez ! »

Il avait sauté sur ses pieds en parlant avec une vive animation, dans le dessein de sortir son compagnon de sa torpeur. Mais, bien que le rideau cramoisi de la fenêtre de poupe battît à ce moment contre sa joue pâle, Don Benito parut accueillir la brise moins volontiers encore que le calme.

Pauvre garçon, pensa le capitaine Delano, une amère expérience lui a appris qu’un souffle ne fait pas plus le vent qu’une hirondelle ne fait le printemps. Mais pour une fois il se trompe. Je le lui prouverai en pilotant son navire dans le port.

Avec une allusion discrète à la condition débile de son hôte, il le pressa de rester tranquillement où il était, tandis que lui-même prendrait avec plaisir à sa charge le soin de tirer du vent le meilleur parti possible.

En regagnant le pont, le capitaine Delano tressaillit au spectacle inattendu d’Atufal, dont la silhouette monumentale était fixée sur le seuil comme l’un de ces portiers de marbre noir qui gardent le porche des tombes égyptiennes.

Mais cette fois, le tressaillement fut peut-être purement physique. À la personne d’Atufal qui offrait un singulier exemple de docilité jusque dans l’obstination maussade, vint s’opposer celles des polisseurs de hachettes dans l’exercice patient de leur industrie ; les deux spectacles montrant néanmoins que, malgré tout le relâchement dont l’autorité générale de Don Benito avait pu souffrir, chaque fois qu’il lui plaisait d’en faire usage, il n’était point d’homme, si sauvage ou si colossal fût-il, qui ne dût plus ou moins s’incliner devant lui.

Saisissant un porte-voix suspendu aux pavois, le capitaine Delano s’avança librement vers l’extrémité avant de la poupe, délivrant ses ordres dans son meilleur espagnol. Les rares matelots et les nombreux nègres, tous également ravis, se mirent docilement en devoir de conduire le navire au port.

Tandis qu’il donnait quelques directions sur la façon de hisser une bonnette, le capitaine Delano entendit tout à coup une voix répéter fidèlement ses ordres. Il se retourna et vit Babo qui jouait à présent, sous l’autorité du pilote, son rôle originel de capitaine des esclaves. Cette assistance se montra précieuse. Les voiles en lambeaux et les vergues gauchies reprirent bientôt leur assiette. Et point de bras ni de drisse qui ne fussent maniés aux chants joyeux des nègres pleins d’ardeur.

Braves gars, pensa le capitaine Delano, avec un peu d’entraînement ils feraient de bons marins. Voyez, les femmes même se mettent à tirer et à chanter, elles aussi. Il y a là sans doute quelques-unes de ces négresses Achanti qui font de si merveilleux soldats, à ce qu’on dit. Mais qui est à la barre ? Il me faut là un bras exercé.

Il alla voir.

Le San Dominick gouvernait avec une lourde barre flanquée de grandes poulies horizontales. Devant chacune d’elles se tenait un subordonné noir, et entre eux, au poste de commande, un matelot espagnol dont le visage montrait qu’il prenait dûment sa part de l’espérance et de la confiance générale en la venue de la brise.

Il s’avéra le même homme qui s’était conduit d’une façon si suspecte sur le guindeau.

« Ah ! C’est toi, mon brave, » s’écria le capitaine Delano. « Eh ! bien, plus de coups d’œil en coulisse à présent ; regarde droit et tiens le navire de même. Tu connais ton affaire, j’espère ? Et tu veux entrer au port, n’est-ce pas ? »

« Si, Señor, » répondit l’homme avec un petit rire intérieur, en manœuvrant la barre d’une main ferme. Sur quoi, à l’insu de l’Américain, les deux noirs observèrent le matelot du coin de l’œil.

Assuré que tout allait bien à la barre, le pilote se dirigea vers le gaillard d’avant pour voir comment les choses se passaient par là.

Le navire avait maintenant assez d’erre pour affronter le courant. Avec l’approche du soir, la brise allait certainement fraîchir.

Ayant fait tout ce qu’il fallait pour le présent, le capitaine Delano acheva de donner ses ordres aux matelots et se tourna vers l’arrière pour aller rendre compte de l’état des choses à Don Benito dans la cabine ; peut-être aussi cet empressement à le rejoindre ne laissait-il pas d’être accru par l’espoir de dérober quelques instants d’entretien privé avec l’Espagnol, tandis que son serviteur était occupé sur le pont.

Sous la poupe étaient ménagés de chaque côté deux passages menant à la cabine ; l’un situé plus à l’avant que l’autre et formant en conséquence un couloir plus long. Après s’être assuré que le serviteur était encore sur le pont, le capitaine Delano s’engouffra dans la plus proche ouverture – la dernière mentionnée – toujours gardée par Atufal, et marcha d’un pas rapide jusqu’au seuil de la cabine devant laquelle il s’arrêta un instant pour se remettre de sa précipitation. Puis, les paroles qu’il voulait prononcer déjà sur ses lèvres, il entra.