Tu feras mieux de n’en point parler quand tu seras rentré chez toi, chimérique Amasa. A-t-il donc la mine d’un assassin ? Plutôt celle d’un homme qui va lui-même être dépêché. Allons, l’expérience de ce jour me sera une bonne leçon.

Tandis que ces idées couraient dans la tête de l’honnête marin, le serviteur avait saisi la serviette qui reposait sur son bras et disait à Don Benito : « Veux-tu répondre à Don Amasa, maître, pendant que je débarrasse le rasoir de ces vilaines taches et que je le repasse à nouveau. »

Comme il prononçait ces paroles, l’expression de son visage à demi détourné, visible à la fois pour l’Espagnol et pour l’Américain, semblait suggérer qu’en incitant son maître à continuer la conversation, il souhaitait détourner opportunément son attention du fâcheux incident qui venait de survenir. Heureux, semblait-il, de profiter du répit qui lui était offert, Don Benito reprit son récit ; il informa le capitaine Delano que non seulement les calmes avaient été d’une durée exceptionnelle, mais que le navire était tombé sur des courants contraires, et relata d’autres circonstances, dont certaines n’étaient que la répétition de déclarations antérieures, pour expliquer comment il avait pu se faire que la traversée du Cap Horn à Santa Maria eût été d’une longueur si excessive, tout en entremêlant de temps en temps ses paroles de louanges moins modérées que devant pour la bonne conduite générale des nègres.

Ces détails ne furent point donnés consécutivement, le serviteur jouant de temps à autre du rasoir ; et ainsi, dans les intervalles de la toilette, récit et panégyrique se poursuivirent d’une façon particulièrement hachée.

Aux yeux du capitaine Delano dont l’imagination recommençait à battre la campagne, il y avait quelque chose de si creux dans les manières de l’Espagnol et dans le silence du serviteur qui apparaissait comme leur commentaire mystérieux, qu’il lui vint tout à coup à l’esprit que maître et domestique, pour quelque dessein inconnu, étaient en train de jouer en parole et en acte – oui, jusqu’au tremblement qui agitait les membres de Don Benito – une farce à son intention. Le soupçon de complicité ne manquait point, d’ailleurs, d’un support apparent : les conférences à voix basse déjà mentionnées. Mais alors, quel pouvait bien être l’objet de cette farce de barbier qu’on lui présentait ? Enfin, regardant cette idée comme un rêve absurde que l’aspect théâtral de Don Benito dans son drapeau d’Arlequin lui avait peut-être insensiblement suggéré, le capitaine Delano se hâta de la chasser.

La barbe faite, le serviteur s’arma d’une petite bouteille d’eau de senteur, versant quelques gouttes sur la tête de son maître et frottant si diligemment que la violence de l’exercice contracta les muscles de son visage d’une façon singulière.

Il se saisit alors du peigne, des ciseaux et de la brosse, qu’il promena tout autour de la tête, lissant une boucle, coupant un poil de favori séditieux, donnant un mouvement gracieux à la mèche du front et posant ici et là quelques touches impromptues qui dénotaient la main d’un maître ; Don Benito cependant supportait tout cela avec la résignation dont chacun fait preuve dans les mains d’un barbier, ou, tout au moins, beaucoup moins impatiemment qu’il n’avait enduré le rasoir ; il était à présent si pâle et si rigide que le nègre avait l’air d’un sculpteur nubien achevant le buste d’un blanc.

Tout étant enfin terminé, le nègre enleva l’étendard d’Espagne, le roula et le serra dans l’étui à pavillons ; puis il souffla sa chaude haleine sur les cheveux qui avaient pu se loger dans le cou de son maître ; réajusta col et cravate ; et chassa un bout de charpie du revers de velours ; après quoi, il recula de quelques pas et, s’arrêtant avec une expression de complaisance discrète, le serviteur considéra quelque temps son maître comme une créature formée, du moins quant à la toilette, par ses mains expertes.

Le capitaine Delano le complimenta plaisamment sur son œuvre tout en congratulant Don Benito.

Mais ni les eaux parfumées, ni le shampooing, ni les témoignages de fidélité ou d’amabilité qu’il recevait, ne déridèrent l’Espagnol qui retomba dans sa tristesse taciturne et resta sur son siège. À cette vue, le capitaine Delano, jugeant sa présence indésirable, se retira sous prétexte de constater si, comme il l’avait prédit, on pouvait voir quelques symptômes de brise.

Il marcha vers le grand mât et demeura un instant immobile, réfléchissant à la scène dont il venait d’être témoin non sans nourrir quelques soupçons indéfinis, quand il entendit du bruit auprès du cuddy. Il se retourna et vit le nègre, portant sa main à sa joue. Le capitaine Delano s’avança vers lui et s’aperçut que la joue saignait. Il était sur le point de lui en demander la cause, quand le soliloque plaintif du nègre l’instruisit :

« Ah ! Quand donc maître sera-t-il guéri de sa maladie ? C’est la maladie qui le rend méchant et le fait traiter Babo ainsi ; couper Babo avec le rasoir parce que Babo, seulement par accident, a fait à maître une seule petite égratignure, et ça pour la première fois depuis tant de jours ! Ah ! Ah ! Ah ! » Et il portait sa main à son visage.

Est-ce possible ? pensa le capitaine Delano. Était-ce donc pour passer son dépit espagnol en privé contre son pauvre ami, que Don Benito m’a incité par son air taciturne à me retirer ? Ah ! Cet esclavage fait naître de vilaines passions chez l’homme. Pauvre garçon !

Il était sur le point de dire quelques mots de sympathie au nègre, quand celui-ci regagna le cuddy avec une timide répugnance.

Bientôt maître et serviteur apparurent à nouveau, le premier appuyé sur le second comme si rien ne s’était passé.

Ce n’est qu’une querelle d’amoureux, après tout, pensa le capitaine Delano.

Il accosta Don Benito, et tous deux cheminèrent de conserve. Ils avaient à peine fait quelques pas que le steward – un grand mulâtre à l’air de rajah, accoutré à la manière orientale d’un turban en pagode formé de trois ou quatre mouchoirs de Madras enroulés autour de sa tête – s’approchant avec un salaam, annonça que le déjeuner était servi dans la cabine.

Les deux capitaines se mirent en marche, précédés par le mulâtre qui se retournait tout en avançant avec des sourires et des saluts continuels pour les introduire finalement dans la cabine, ce déploiement d’élégance soulignant l’insignifiance du petit Babo à tête nue qui, conscient semblait-il de son infériorité, observait du coin de l’œil le gracieux steward. Mais le capitaine Delano imputa en partie cette attention jalouse au sentiment particulier que l’Africain pur sang éprouve à l’égard des sang-mêlés. Quant au steward, ses manières, si elles n’annonçaient point beaucoup de dignité ou de respect de soi-même, montraient du moins son extrême désir de plaire ; ce qui est doublement méritoire par son caractère chrétien et chesterfieldien tout ensemble.

Le capitaine Delano remarqua avec intérêt que, si le teint du noir était hybride, ses traits étaient européens ; classiquement européens.

« Don Benito, » murmura-t-il, « je suis heureux de voir ce chambellan à la verge d’or ; il réfute une vilaine remarque qui me fut faite une fois par un planteur de la Barbade : selon lui, quand un mulâtre a un visage d’Européen régulier » il faut s’en méfier ; c’est un démon. Mais voyez, votre steward a des traits plus réguliers que ceux du roi George d’Angleterre, et pourtant le voilà qui hoche la tête, qui salue, qui sourit ; un roi en vérité – le roi des bons cœurs et des garçons polis. Et quelle agréable voix il a, n’est-il pas vrai ? »

« Assurément, Señor. »

« Mais, dites-moi, ne s’est-il pas toujours conduit depuis que vous le connaissez comme un brave et digne garçon ? » demanda le capitaine Delano en s’arrêtant, tandis que le steward disparaissait dans la cabine avec une génuflexion finale ; « pour la raison que je viens de mentionner, je serais curieux de le savoir. »

« Francesco est un brave homme, » répondit assez nonchalamment Don Benito, en juge flegmatique qui ne veut ni critiquer ni louer outre mesure.

« Ah ! Je le pensais bien. Car il serait étrange en vérité et peu flatteur pour nous autres peaux-blanches, qu’un peu de notre sang mêlé à celui des Africains, au lieu d’améliorer la qualité de ce dernier, eût le triste effet de verser du vitriol dans le bouillon noir ; améliorant sa nuance, peut-être, mais non pas sa salubrité. »

« Sans doute, sans doute, Señor, mais » et il jeta un coup d’œil sur Babo, « pour ne point parler des nègres, j’ai entendu appliquer la remarque de votre planteur aux mélanges de sang espagnol et indien dans nos province ». D’ailleurs je ne sais rien de la question, » ajouta-t-il négligemment.

Là-dessus, ils entrèrent dans la cabine.

Le déjeuner était naturellement frugal : un peu du poisson frais et des citrouilles du capitaine Delano, du biscuit et du bœuf salé, la bouteille de cidre que l’on avait réservée, et la dernière bouteille de vin des Canaries du San Dominick.

Quand ils entrèrent, Francesco, avec l’aide de deux ou trois noirs, s’affairait autour de la table pour y porter les dernières touches. À la vue de leur maître, ils se retirèrent, Francesco avec un salut souriant ; sans condescendre à le remarquer, l’Espagnol déclara à son compagnon avec une délicatesse blasée qu’il n’aimait point à s’entourer de serviteurs superflus.

Sans autres convives, hôte et invité s’assirent aux deux bouts de la table comme un ménage sans enfants, Don Benito indiquant de la main sa place au capitaine Delano et, faible comme il était, insistant pour que ce gentleman s’assît avant lui.

Le nègre plaça une carpette sous les pieds de Don Benito et un coussin dans son dos, puis se posta non derrière la chaise de son maître, mais derrière celle du capitaine Delano. Celui-ci en éprouva d’abord quelque surprise, mais il apparut bientôt qu’en prenant cette position, le noir restait encore fidèle à son maître, car en lui faisant face il était mieux à même de prévenir ses moindres désirs.

« Vous avez là un serviteur d’une intelligence peu commune, Don Benito, » chuchota le capitaine Delano à travers la table.

« Vous dites vrai, Señor. »

Pendant le repas, l’invité revint encore sur certaines parties du récit de Don Benito, requérant ici et là quelques détails. Il demanda comment il avait pu se faire que le scorbut et la fièvre eussent produit une telle hécatombe parmi les blancs, alors qu’ils avaient épargné la moitié des noirs. Comme si cette question évoquait aux yeux de l’Espagnol toute la scène de l’épidémie et lui rappelait douloureusement qu’il se trouvait seul dans une cabine où naguère il était entouré d’un si grand nombre d’amis et d’officiers, sa main trembla, son visage devint livide, des mots entrecoupés lui échappèrent ; mais aussitôt, aux souvenirs raisonnables du passé se substitua une terreur insensée du présent. Ses yeux pleins d’effroi regardèrent fixement dans le vide ; car ils n’avaient rien devant eux, sinon la main du serviteur qui poussait vers son maître le vin des Canaries. Quelques gorgées le restaurèrent enfin partiellement. Il allégua vaguement les différences de constitution qui permettaient à certaines races d’offrir à la maladie plus de résistance que les autres. C’était là une idée nouvelle pour son compagnon.

Cependant le capitaine Delano, voulant entretenir son hôte de questions pécuniaires touchant les affaires qu’il avait entreprises pour lui, notamment (puisqu’il devait des comptes stricts à ses armateurs) en ce qui concernait la voilure de rechange et d’autres articles de cette sorte, et préférant naturellement régler de telles affaires en privé, vint à désirer que le serviteur se retirât, car il ne doutait pas que Don Benito pût se passer pour un instant de ses soins. Il patienta néanmoins quelque temps, persuadé que Don Benito, à mesure que la conversation progresserait, sentirait de lui-même l’opportunité de cette mesure.

Mais il attendit en pure perte. Enfin, rencontrant le regard de son hôte, le capitaine Delano fit un léger signe du pouce dans la direction du noir en murmurant : « Don Benito, pardonnez-moi, mais je me vois empêché de traiter librement le sujet dont je veux vous entretenir. »

Là-dessus, l’Espagnol changea de contenance ; sans doute, pensa l’Américain, parce qu’il ressentait l’allusion comme une sorte de réflexion critique sur son serviteur. Après un moment de pause, il assura son visiteur qu’il n’y avait aucun inconvénient à ce que le noir demeurât avec eux : depuis qu’il avait perdu ses officiers, il avait fait de Babo (dont la fonction originelle, comme il apparut à présent, était celle de capitaine des esclaves) non seulement son serviteur et son compagnon continuel, mais encore son confident en toutes choses.

Il n’y avait plus rien à dire après cela ; bien qu’en vérité le capitaine Delano éprouvât une légère pointe d’irritation à se voir ainsi débouté d’un souhait si minime par un homme auquel il se proposait de rendre de si importants services.