Au large du Cap Horn, ils avaient échappé de justesse au naufrage ; puis, pendant de longs jours, ils étaient demeurés immobiles, sans vent. Il ne leur restait que très peu de provisions ; presque plus d’eau ; leurs lèvres, en ce moment même, étaient desséchées.
Tandis que le capitaine Delano servait ainsi de point de mire à toutes ces langues volubiles, il inspectait du regard avec une égale vivacité les visages et les objets qui l’entouraient.
Chaque fois que l’on aborde en mer un navire vaste et populeux, et surtout un navire étranger, pourvu par exemple d’un équipage de Lascars ou de Manillais, l’impression ressentie est, à certain égard, différente de celle qu’on éprouve en entrant dans une maison étrangère, aux habitants étrangers, sur une terre étrangère. La maison comme le navire, l’un de ses murs et de ses volets, l’autre de ses hauts pavois semblables à des remparts, jusqu’au dernier moment dérobent au regard leur organisation intérieure ; mais le cas du navire offre en outre cette particularité : le spectacle vivant qu’il recèle, à l’instant soudain qu’il est révélé, produit en quelque sorte, par contraste avec l’océan vide qui l’environne, l’effet d’un enchantement. Le navire paraît irréel ; ces costumes, ces gestes et ces visages étrangers semblent n’être qu’un mirage fantomatique surgi des profondeurs qui reprendront bientôt ce qu’elles ont livré.
Peut-être fut-ce une influence semblable à celle que l’on a tenté de décrire, qui, dans l’esprit du capitaine Delano, exagéra ce qu’un sobre examen eût pu trouver d’inusité à ce spectacle ; particulièrement les silhouettes remarquables de quatre nègres grisonnants, aux chefs pareils à de noires cimes de saules parsemées de cuscute, et qui offraient un contraste vénérable avec le tumulte qu’ils dominaient, couchés comme des sphinx, l’un sur le bossoir de tribord, l’autre sur celui de bâbord, et les deux derniers face à face sur les pavois au-dessus des porte-haubans. Ils tenaient chacun à la main de vieux bouts de filin non commis qu’ils déchiquetaient avec une sorte de satisfaction stoïque pour faire de l’étoupe, celle-ci s’amoncelant à leur côté en petits tas. Ils accompagnaient leur tâche d’un chant continu, bas et monotone ; bourdonnant et ululant comme des cornemuseurs grisonnants jouant une marche funèbre.
Le gaillard d’arrière supportait une dunette vaste et haute à l’avant de laquelle, élevés comme les étoupiers à quelque huit pieds au-dessus de la foule et espacés à intervalles réguliers, s’alignaient, jambes croisées, six autres noirs ; chacun tenant une hachette rouillée qu’il était occupé à fourbir comme un marmiton à l’aide d’un morceau de brique et d’un chiffon ; cependant qu’entre eux gisaient de petits amas de hachettes dont les tranchants rouillés, tournés vers le haut, attendaient semblable traitement. Tandis qu’occasionnellement les quatre étoupiers s’adressaient brièvement à quelque membre ou à quelques membres de la foule d’en dessous, les six polisseurs de hachettes ne parlaient à quiconque et n’échangeaient aucun murmure, mais vaquaient silencieusement à leur tâche, sauf à certains intervalles où, selon cette complaisance particulière du nègre à unir l’industrie et le passe-temps, ils entre-choquaient deux à deux leurs hachettes comme des cymbales, avec un vacarme barbare. Tous les six, contrairement à la généralité, avaient l’apparence brute d’Africains non frelatés.
Mais ce premier regard compréhensif qui enveloppa les dix formes ainsi que d’autres groupes moins remarquables, ne resta qu’un instant sur elles ; impatient du brouhaha de voix, le visiteur se détourna afin de chercher l’homme qui pouvait bien commander le navire.
Cependant, soit qu’il ne répugnât point à laisser la nature s’exprimer elle-même par la voix de son équipage souffrant, soit qu’il désespérât de la refréner pour l’instant, le capitaine espagnol, un homme distingué, réservé et assez jeune comme il apparaissait aux yeux d’un étranger, vêtu avec une richesse singulière, mais portant visiblement les traces de soucis, d’inquiétudes et d’insomnies récentes, se tenait passivement à l’écart, appuyé au grand mât, jetant tantôt un coup d’œil morne et sans vie sur ses hommes en proie à l’excitation, tantôt un regard malheureux vers son visiteur. Auprès de lui se tenait un noir de faible stature, qui levait de temps à autre vers l’Espagnol, comme un chien de berger, un visage rude où se mêlaient également le chagrin et l’affection.
Se frayant un passage à travers la foule, l’Américain s’avança vers l’Espagnol, l’assura de sa sympathie et s’offrit à lui porter secours dans la mesure de ses moyens. À quoi l’Espagnol ne répondit pour le présent que par de graves et cérémonieux remerciements, l’humeur saturnine de la maladie assombrissant son formalisme national.
Mais sans perdre de temps en simples compliments, le capitaine Delano retourna au passavant et fit hisser les paniers de poisson ; puis, comme le vent soufflait encore légèrement, en sorte qu’il ne fallait point compter que le navire pût être amené au mouillage avant que quelques heures au moins ne se fussent écoulées, il ordonna à ses hommes de retourner au phoquier et d’en ramener autant d’eau que la chaloupe en pouvait porter, ainsi que le pain frais dont le cuisinier disposerait, tout ce qui restait de citrouilles à bord, une caisse de sucre et une douzaine de ses propres bouteilles de cidre.
Quelques minutes après le départ du canot, le vent tomba complètement, à l’ennui de tous, et la marée changeante se mit à entraîner irrésistiblement le navire vers le large. Présumant toutefois que cette situation ne durerait pas longtemps, le capitaine Delano s’efforça de ranimer l’espoir des étrangers, non sans éprouver une vive satisfaction à pouvoir converser assez librement dans leur langue natale – grâce à ses fréquents voyages le long de la côte espagnole – avec des gens en semblable condition.
Une fois seul avec eux, il ne tarda pas à observer certaines choses qui tendaient à confirmer ses impressions premières ; mais sa surprise se perdit dans la pitié qu’il éprouva pour les Espagnols aussi bien que pour les noirs, les uns et les autres évidemment affaiblis par le manque d’eau et de vivres. Des souffrances prolongées semblaient avoir mis en lumière les moins bonnes caractéristiques naturelles des nègres tout en entamant du même coup l’autorité des Espagnols sur eux ; mais, étant donné les circonstances, cet état de choses eût été à prévoir : dans les armées, les flottes, les villes ou les familles – dans la nature elle-même – rien ne relâche plus le bon ordre que la misère. Cependant le capitaine Delano ne laissait pas de penser que si Benito Cereno avait montré plus d’énergie, le dérèglement n’eût point atteint la présente passe. Mais la débilité du capitaine espagnol, qu’elle fût constitutionnelle ou provoquée par les épreuves qu’il avait subies, qu’elle fût corporelle ou mentale, était trop apparente pour passer inaperçue. En proie à un fixe découragement, comme si, longtemps moqué par l’espérance, il ne voulait plus s’y abandonner alors même qu’elle avait cessé d’être une moquerie, la perspective de mouiller à l’ancre l’après-midi ou le soir au plus tard, avec de l’eau en profusion pour ses hommes et un capitaine fraternel en guise de conseiller et d’ami, ne semblait point lui redonner du cœur dans une mesure perceptible. Son esprit paraissait accablé, sinon atteint plus sérieusement encore. Enfermé dans ces murailles de chêne, astreint à une morne routine de commandement dont l’immutabilité l’accablait, il se mouvait lentement comme un abbé hypocondriaque, parfois s’arrêtant soudain, tressaillant ou regardant fixement devant lui, mordant sa lèvre, mordant son ongle, rougissant, pâlissant, tourmentant sa barbe ou offrant encore d’autres symptômes d’un esprit absent et lunatique. Cet esprit disloqué était logé, comme on l’a laissé entendre, dans une charpente également disloquée. Il était assez grand, sans avoir jamais été robuste, semblait-il, et les souffrances nerveuses l’avaient réduit à présent à un état presque squelettique. Une tendance à quelque affection pulmonaire paraissait s’être récemment confirmée. Il avait la voix d’un homme aux poumons à demi rongés, une voix rauque et étouffée, un murmure voilé. Tandis qu’il allait ainsi d’un pas chancelant, on ne s’étonnait point de voir son serviteur particulier le suivre craintivement. Parfois le nègre donnait le bras à son maître, parfois il sortait pour lui son mouchoir de sa poche ; accomplissant ces services ou d’autres de même sorte avec ce zèle affectionné qui donne un caractère filial ou fraternel à des actes purement domestiques et qui a conféré au nègre la réputation de faire le plus agréable serviteur privé du monde ; un serviteur avec qui le maître n’a pas besoin d’entretenir des rapports de stricte supériorité, mais qu’il peut traiter avec une confiance familière ; moins un serviteur qu’un compagnon dévoué.
Remarquant l’indocilité bruyante des noirs en général, aussi bien que l’incapacité maussade dont les blancs semblaient faire preuve, ce ne fut pas sans une satisfaction compatissante que le capitaine Delano observa la constance et la bonne conduite de Babo.
Mais la bonne conduite de Babo, comme la mauvaise conduite des autres, ne semblait point arracher le demi-dément Don Benito à sa nuageuse langueur. Non point que l’impression produite par l’Espagnol sur l’esprit de son visiteur fût précisément telle. Le capitaine Delano ne remarqua pour le présent le trouble particulier de l’Espagnol que comme un trait saillant de l’affliction générale du navire. Il ne manqua point cependant d’être fort affecté par une attitude qu’il lui fallait bien considérer pour l’heure comme l’indifférence sans aménité de Don Benito à son égard. Les manières de l’Espagnol trahissaient en outre une sorte d’aigreur dédaigneuse et sombre qu’il ne semblait faire aucun effort pour cacher. Mais l’Américain, dans sa charité, mit cela au compte des effets harassants de la maladie, car il avait noté dans des circonstances antérieures que des souffrances physiques prolongées semblent effacer chez certaines natures tout instinct social d’amabilité ; comme si, réduites elles-mêmes au pain noir, elles trouvaient juste que quiconque les approchait fût indirectement contraint, par quelque manquement ou quelque affront, à partager leur lot.
Mais bientôt le capitaine Delano se persuada que, malgré toute l’indulgence qu’il avait déployée dès l’abord en jugeant l’Espagnol, il ne s’était peut-être point, après tout, montré suffisamment charitable. Au fond, c’était la réserve de Don Benito qui lui déplaisait ; or il faisait preuve de cette même réserve à l’égard de quiconque, hormis son serviteur privé. Quant aux rapports réglementaires qui, selon l’usage marin, lui étaient faits à heures fixes par quelque subordonné (blanc, mulâtre ou noir), c’était à peine s’il avait la patience de les écouter sans trahir une aversion méprisante.
1 comment