Ses manières, en de telles occasions, ressemblaient par leur hauteur à celles dont fit sans doute usage son impérial compatriote Charles-Quint, avant d’abandonner le trône pour vivre en anachorète.

Ce dégoût splénétique de sa position se faisait jour dans presque toutes les fonctions qui en participaient. Aussi fier que morose, il ne condescendait à aucun mandat personnel. Toutes les fois que des ordres spéciaux étaient nécessaires, il en déléguait la délivrance à son serviteur privé qui, à son tour, les transférait à leur destination ultime par le truchement de courriers alertes, mousses espagnols ou petits esclaves qui, comme des pages ou des poissons-pilotes, évoluaient continuellement à portée de la voix autour de Don Benito. En sorte qu’à voir la façon nonchalante dont cet invalide errait de-ci de là, apathique et muet, aucun terrien n’eût pu imaginer qu’il était investi d’un pouvoir dictatorial au delà duquel, en mer, il n’est point de recours humain.

L’Espagnol semblait donc, dans sa réserve, être la victime involontaire d’un désordre mental. Mais, en réalité, sa réserve pouvait, dans une certaine mesure, procéder d’un dessein. S’il en était ainsi, on voyait chez Don Benito portée morbidement à son comble cette prudence consciencieuse mais glacée, plus ou moins adoptée par tous les commandants de grands navires et qui, excepté dans des circonstances exceptionnelles, oblitère toute manifestation d’autorité aussi bien que toute trace de sociabilité ; transformant l’homme en un bloc de bois, ou plutôt en un canon chargé qui, s’il n’est point fait appel à son tonnerre, n’a rien à dire.

À considérer l’homme dans cette lumière, on ne voyait plus qu’un signe naturel de l’habitude perverse provoquée par l’exercice prolongé d’une si dure contrainte sur lui-même dans le fait que, malgré la présente condition de son navire, l’Espagnol persistait à garder une attitude inoffensive sans doute – ou même appropriée – sur un vaisseau bien équipé, comme le San Dominick pouvait l’avoir été au début de son voyage, mais à présent rien moins que judicieuse. Peut-être l’Espagnol pensait-il qu’il en est des capitaines comme des dieux : la réserve, en toutes circonstances, devant être leur lot. Peut-être encore, et plus vraisemblablement, cette attitude de domination sommeillante n’était-elle qu’un effort pour déguiser une faiblesse consciente – l’effet non d’une prudence profonde, mais d’un creux stratagème. Quoi qu’il en fût, que les manières de Don Benito fussent ou non voulues, plus le capitaine Delano remarquait la réserve dont elles étaient empreintes, moins il ressentait de gêne lorsqu’il se voyait lui-même l’objet d’une de ses manifestations particulières.

Au demeurant le capitaine n’était point seul à retenir ses pensées. Accoutumé à l’ordre tranquille qui régnait parmi l’équipage du phoquier, cette confortable famille, la confusion bruyante offerte par la tribu douloureuse du San Dominick appelait sans cesse son regard. Il observa plusieurs infractions graves non seulement à la discipline, mais à la décence. Ces infractions, le capitaine Delano les attribua surtout à l’absence de ces officiers subordonnés auxquels est confiée, en même temps que d’autres fonctions plus hautes, ce qu’on peut appeler la police départementale d’un navire populeux. À vrai dire, les vieux étoupiers semblaient jouer parfois le rôle de gendarmes aux dépens des noirs, leurs compatriotes ; mais, s’ils réussissaient occasionnellement à calmer les querelles légères qui s’élevaient de temps en temps entre deux hommes, ils ne pouvaient presque rien pour rétablir la tranquillité générale. La condition du San Dominick était celle d’un vaisseau transatlantique chargé d’émigrants ; dans la multitude de ce fret vivant, il se trouve sans doute quelques individus aussi peu turbulents que des caisses ou des ballots, mais les remontrances amicales qu’ils présentent à leurs plus rudes compagnons ne sont point aussi efficaces que la poigne sans tendresse du second. Il manquait au San Dominick ce que possède le vaisseau d’émigrants : des officiers supérieurs rigides. Or, on n’apercevait même pas sur ses ponts un quatrième lieutenant.

Le visiteur se sentit curieux de connaître par le menu les circonstances malheureuses qui avaient provoqué un tel absentéisme, avec toutes les conséquences qu’il comportait ; car, s’il s’était fait quelque idée du voyage d’après les plaintes qui l’avaient accueilli dès le premier instant, il ne saisissait encore clairement aucune de ses péripéties. La meilleure relation allait sans doute lui en être donnée par le capitaine. Pourtant le visiteur hésita d’abord à l’interroger, de crainte de s’attirer quelque hautaine rebuffade. Enfin, rassemblant son courage, il accosta Don Benito, renouvelant l’expression de son bienveillant intérêt et ajoutant que s’il connaissait l’histoire des infortunes du navire, il serait peut-être mieux à même de les soulager. Don Benito lui ferait-il la faveur de les relater entièrement ?

Don Benito tressaillit ; puis, comme un somnambule soudain interrompu dans son sommeil, il regarda son visiteur d’un air absent et finit par baisser les yeux vers le pont. Il maintint cette posture si longtemps que le capitaine Delano, presque aussi déconcerté, et involontairement presque aussi grossier, se détourna brusquement et s’en fut à la rencontre d’un des matelots espagnols pour obtenir l’information désirée. Mais il avait à peine fait cinq pas qu’avec une sorte d’empressement Don Benito l’invitait à revenir, déplorant sa distraction momentanée et se déclarant prêt à le satisfaire.

Pendant la plus grande partie du récit, les deux capitaines se tinrent à l’arrière du pont principal, lieu privilégié dont nul ne s’approcha, hormis le serviteur. « Voici à présent cent quatre-vingt-dix jours, commença l’Espagnol dans son murmure voilé, que ce navire bien pourvu en officiers et en hommes, et transportant plusieurs passagers de cabine – quelque cinquante Espagnols en tout – partit de Buenos-Ayres à destination de Lima avec un chargement varié, thé du Paraguay et autres marchandises de cette sorte, ainsi que (et il désigna du doigt l’avant) ce lot de nègres qui ne sont plus à présent que cent cinquante, comme vous le voyez, mais qui comptaient alors trois cents âmes. Au large du Cap Horn, nous essuyâmes de lourdes tempêtes. Une nuit, en un instant, trois de mes meilleurs officiers et quinze matelots disparurent avec la grande vergue, l’espar craquant sous eux dans les suspentes comme ils s’efforçaient d’abattre à coups de leviers la voile glacée. Pour alléger la coque, les plus lourds sacs de maté furent jetés à la mer ainsi que la plupart des réservoirs d’eau qui étaient alors amarrés sur le pont. Et cette dernière nécessité, jointe aux détentions prolongées que nous subîmes par la suite, devait s’avérer comme la source de nos plus grandes souffrances. Lorsque… »

Ici, il eut un soudain accès de toux, provoqué sans doute par sa détresse d’esprit. Son serviteur le soutint et tirant un cordial de sa poche, le porta à ses lèvres. Don Benito se ranima quelque peu.