Boubouroche

Georges Courteline

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Boubouroche

La nouvelle et la pièce de théâtre

Table des matières

A lire d’abord

Boubouroche ( nouvelle )

I

II

III

IV

V

Boubouroche ( pièce en deux actes )

ACTE PREMIER

Scène première

Scène II

Scène III

ACTE II

Scène première

Scène II

Scène III

Scène IV

A propos de l’auteur

A propos de ce livre

A lire d’abord

Nous devons à Georges Courteline deux œuvres portant le nom de Boubouroche, l’une est une nouvelle (publiée en 1892), l’autre est une pièce de théâtre.La pièce de théâtre en deux actes de Georges Courteline a été représentée pour la première fois à Paris, au Théâtre des Menus-Plaisirs d'André Antoine le 27 avril 1893, puis en septembre au Théâtre de Cluny et en 1910 à la Comédie-Française.Il a paru intéressant à celui qui a « confectionné » ce livre électronique de rassembler ces deux œuvres en un même ouvrage

Boubouroche ( nouvelle )

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I

Ce soir-là, étant veuf de toute clientèle, le petit café où Boubouroche venait quotidiennement s'enfiler des "demis" en jouant la manille aux enchères de compagnie avec les sieurs Roth et Fouettard défiait le fâcheux coulage ennemi né des limonadiers - Par-dessus les mousselines salies qui en masquaient l'intérieur aux passants, Boubouroche, dressé sur ses pointes, en embrassa d'un seul coup le désespérant délaissé : les deux colonnes jumelles court-vêtues de velours rouge, hérissées de patères qui imploraient le vide, les banquettes aux dossiers de molesquine glacée, creusés, à espaces réguliers, de matelassés où des ventres de vierges alternaient avec des nombrils, le comptoir en forme d'autel, le reflet, répété à l'infini dans un vis-à-vis de miroirs, des quatre becs de gaz brûlant pour le roi de Prusse au sein de suspensions aux bajoues élargies évoquant l'auguste facies de Louis-Philippe, roi des Français, enfin, le bel ordre des tables, aux marbres couleur de saindoux truffés comme des galantines.

Cet aperçu, cueilli au vol, mit un pli d'inquiétude au front de Boubouroche, lequel, méthodique en ses petites débauches, ne se voyait pas sans chagrin amputé du plaisir de brailler : «Douze !... vingt !... trente !» d'une voix de sonneur en ripaille, en pesant, d'un coup d'oeil d'expert habile aux estimations promptes, la valeur marchande de ses jeux.

Ayant fait fonctionner le bec-de-cane de la porte, puis, par l'entrebâillement de ladite, avancé son visage que secoua un salut à l'adresse de la caissière :

- Ces messieurs ne sont pas là, Amédée ? demanda-t-il.

Hélas ! Au seul sourire, triste et doux, d'Amédée, soudain arraché à son somme et répondant qu'«à moins d'un hasard improbable on ne verrait pas ces messieurs ce soir-là» il comprit l'affreuse vérité : c'était la Fin de Mois, parbleu ! la Fin de Mois dure et cruelle aux petites bourses, par conséquent à celles des sieurs Fouettard et Roth, personnages de conditions humbles, de qui les mois de trente et un jours chahutaient, sept fois l'an, le budget de dépenses fractionné seulement par trentièmes.

- Eh ! flûte ! s'exclama Boubouroche qui prit congé de la caissière en ces termes plutôt concis, et dont la face, un instant aperçue, s'évanouit, pareille à cette ombre légère si éloquemment évoquée, à l'acte II du Pardon de Ploërmel, par les lèvres de Déborah.

Une minute hésitant, dérouté à l'envisagé d'une soirée tout entière perdue, il tira de son gousset sa montre et constata qu'il était moins de neuf heures.

Alors :

- Au fait !... murmura-t-il.

Et, ayant décidé de monter chez Adèle lui donner le bonsoir avant de s'aller coucher, il alluma une cigarette et s'achemina vers le boulevard Magenta.

C'était une façon de colosse, mastoc et apoplectique, de qui riaient les yeux ingénus de bébé dans une figure de gros mufle. Très pur, et d'une tendresse avide de câlineries, sans aucun des appétits de brute qu'il suait par chaque pore de la peau, il avait, la quarantaine proche, gardé cette fraîcheur de coeur des gens profondément aimants qu'a inassouvis en de trop rares amours une naturelle et insurmontable timidité.

Elle, était une petite veuve de trente-trois ans, rageuse, hargneuse, spirituelle, féroce pour peu qu'on l'attaquât, et excellant dans le bel art de vous brûler, comme d'un fer rouge, d'une malice appliquée au plus cuisant d'une plaie. Presque, pour qu'il osât la prendre, elle avait dû se placer de force entre ses doigts, ces doigts énormes, saupoudrés de poils roux, et qui, après huit ans, tremblaient encore, à l'effleurer, d'émotion et de gratitude ! Car jamais il n'avait pu se faire à l'idée qu'il ne fût pas indigne d'elle ! Humilité attendrie et attendrissante de pataud qui n'a oncques su délacer un corset sans en embrouiller les cordons, toucher, sans s'y larder le pouce, à une boucle de jarretelle. Et, sous les petites pattes de l'amie, il tontonnait à plaisir, souriait à ses mauvaises humeurs et endossait le contrecoup de ses nerfs trop facilement irritables, avec cette pensée que, mon Dieu ! c'était bien la moindre des choses.

Il avait la sereine douceur, l'indulgence inépuisable, la confiance obstinée, aveugle et imbécile, des hommes qui ne sont pas nés pour être des amants, veulent pourtant en être et n'en seront jamais.

Il était parfaitement heureux.

Adèle habitait au quatrième étage d'une maison située boulevard Magenta : quatre pièces avec balcon sur la rue, l'eau et le gaz, seize cents francs de loyer que payait Boubouroche en s'excusant de la liberté grande et en rougissant d'une légère confusion, vu son extrême délicatesse touchant les procédés amoureux. Le jeune femme, elle, qu'avait familiarisée avec les dures obligations de l'existence une couple d'années de ménage, prenait l'argent de Boubouroche sans en paraître autrement humiliée, et, même, ne se gênait en aucune façon pour, à l'occasion, sous prétexte d'un manchon, d'un chapeau ou d'une traite trop lourde dont l'échéance se faisait proche, taper son amant de quelques louis qui n'étaient pas dans le programme. Boubouroche lâchait ses sous de la meilleure grâce du monde, quitte, n'étant point riche, à se priver un peu et à réduire, un mois durant, sa consommation (d'ailleurs excessive), de cigares londrès et de bocks.

Moyennant les seize cents francs visés quelques lignes plus haut, un fixe mensuel de quinze louis, le casuel, et, de temps en temps, les petits cadeaux inévitables, Boubouroche avait chez Adèle ses entrées à toute heure du jour. Il sonnait un coup sec, puis, du bout de ses doigts, battait le rappel sur la porte pour indiquer que c'était lui et ne pas obliger sa maîtresse à se juponner précipitamment, si, à cette minute, par hasard, elle se coiffait devant la glace, en chemise. A vrai dire, il eût bien aimé avoir la clef, et plus d'une fois il avait eu la bouche ouverte pour faire valoir ses droits à cette prérogative ; mais toujours il était resté en chemin, effaré de sa témérité et ricanant inexplicablement, tandis qu'Adèle, qu'il agaçait, lui disait en haussant les épaules :

- Ce n'est pas pour t'appeler Arthur et te passer la main dans les cheveux, mais c'est extraordinaire ce que tu as l'air bête, quand tu veux t'en donner la peine.

Le fait est qu'il la connaissait pour point commode, maîtresse femme jusqu'au bout des ongles et absolue en ses petites manies de ménagère bien ordonnée, qui veut bien faire comme les autres, à condition, bien entendu, que les autres n'en sachent rien, et qui vit sans bruit dans son coin, avec la continuelle terreur d'attraper des taches de graisse et de faire causer les voisins. Un soir qu'il avait poussé l'extravagance jusqu'à parler de passer une nuit tout entière avec elle et chez elle, non, les cris de jars en détresse dont elle avait salué cette prétention !...

Boubouroche s'était tenu pour averti. Jamais plus il n'avait fait allusion à coucher ailleurs que chez soi, et, si la solitude de ses nuits pesait parfois à sa tendresse expansive, il s'en consolait en pensant qu'Adèle n'avait pas plus de sens qu'un tuteur à ramer les pois, et qu'à tout prendre l'absence de sens, chez la femme, est encore le meilleur garant que l'on puisse espérer de sa fidélité.

Donc, Boubouroche, ce soir-là, décida de monter chez Adèle lui donner le bonsoir avant de s'aller coucher.

Comme il atteignait le troisième palier et qu'il s'y arrêtait pour souffler une minute, un vieux monsieur, qui venait des étages supérieurs et dont le visage à la Voltaire arborait des tons de parchemin, l'aborda le chapeau à la main et lui dit :

- Je vous demande pardon : vous êtes bien monsieur Boubouroche ?

Etant en effet Boubouroche, Boubouroche déclara qu'il était Boubouroche.

- En ce cas, reprit l'inconnu, c'est bien vous qui avez pour maîtresse la personne du quatrième ?

- Mais... fit Boubouroche stupéfait.