Elles sont comme ça quelques milliers sur le pavé de la capitale.
Boubouroche
Où est l'utilité, pour une femme, de déshabiller sa conduite et de la mettre toute nue devant le monde ?
Potasse, qui ne discute plus.
Tu as raison, je ne connais rien de plus oiseux que les théories sur la vie. (Se levant :) Tu es heureux ?
Boubouroche
Infiniment. Que me manquerait-il pour l'être ? Je suis un homme sans appétits ; je puis me lever à mon heure et me coucher quand ça me convient ; mes moyens me permettent de manger à ma faim, de me désaltérer à ma soif, de fumer à ma suffisance et de prêter cent sous, quand l'occasion s'en présente, à un camarade gêné. J'ai, en plus, la liaison bourgeoise qui convenait à un homme comme moi : une petite compagne sensée et économe, que j'aime, qui me le rend bien, et dont la fidélité ne saurait faire question une seule minute. Alors quoi ? Oui, je suis heureux autant qu'il est possible à un homme de l'être ; et c'est ce qui me permet, vois-tu, vieux, d'être indulgent aux pauvres diables qui aiment mieux gagner que perdre au noble jeu de la manille et préfèrent mon tabac au leur, parce qu'il est meilleur marché.
Potasse, pendant cette tirade, est allé à la patère et y a décroché son chapeau, son paletot et sa canne.
Potasse
Bonne pâte !
Boubouroche
Te voilà parti ?
Potasse
À demain.
Boubouroche
Encore un bock ?
Potasse
Non. Trop tard. Je n'ai pas ta veine, Boubouroche. Il faut que je sois debout à huit heures du matin.
Boubouroche
Pauvre Potasse ! (Poignée de main.) Eh ! bien, à demain ?
Potasse
À demain.
Sortie de Potasse.
Boubouroche, seul, tirant sa montre.
Neuf heures dix... Monterai-je un instant chez Adèle ?... Achevons d'abord ce distingué. La bière est bonne conseillère.
Il boit.
Scène III
Boubouroche, un vieux monsieur.
Sitôt la disparition de Potasse, le monsieur qui lisait Le Temps à l'extrême gauche s'est levé sans bruit de sa place. Il a déposé sur la table les huit sous de sa consommation, et s'approchant, le chapeau à la main, de Boubouroche qui bourre une pipe :
Le monsieur, avec une extrême politesse.
Je vous demande pardon, monsieur ; vous êtes bien M. Boubouroche ?
Boubouroche, surpris.
Oui, monsieur.
Le monsieur
Ernest Boubouroche ?
Boubouroche
Ernest Boubouroche, parfaitement.
Le monsieur
C'est bien vous qui avez pour maîtresse, boulevard Magenta, 111 bis, au quatrième sur la rue, une personne appelée Adèle ?
Boubouroche, surpris de plus en plus.
Mais...
Le monsieur
Répondez franchement, oui ou non. Je vous dirai pourquoi après.
Boubouroche, vaguement inquiet.
Soit ! Il est en effet exact que cette dame est... mon amie.
Le monsieur
C'est tout ce que je voulais savoir. (Très aimable :) Eh bien ! monsieur, elle vous trompe.
Boubouroche, sursautant.
Elle me... Asseyez-vous donc, monsieur... Voulez-vous prendre un distingué ? (Mimique discrète du monsieur.) Si fait ! Si fait ! (Au garçon :) Deux distingués, Amédée. Expliquez-vous, monsieur, je vous prie.
Boubouroche est fiévreux. Le monsieur, lui, très calme, a pris la chaise de Potasse.
Le monsieur
Combien je suis fâché, monsieur, d'avoir à vous gâter aussi complètement que je vais avoir l'honneur de le faire les illusions où vous vous complaisez ! La sympathie que vous m'inspirez me rend singulièrement pénible la mission - vile en apparence, en réalité profondément charitable, philanthropique et fraternelle - dont j'ai fait dessein de m'acquitter. Mais quoi, je suis ainsi bâti ! j'estime qu'on ne saurait sans crime sacrifier la dignité d'un honnête homme à la fourberie d'une petite farceuse qui lui carotte son argent, lui gâche en injustes querelles le peu de jeunesse qui lui reste, et se fiche, outrageusement de lui, si j'ose parler un tel langage.
Boubouroche, anxieux.
Cette histoire ?...
Le monsieur
Cette histoire, qui est, hélas ! celle de tant d'autres, est la vôtre, mon cher monsieur. Vous êtes cocu. À votre santé.
Les deux hommes trinquent et boivent.
Le monsieur, après avoir bu.
Elle est fraîche.
Boubouroche, très ému.
Monsieur, votre air respectable et la solennité de votre langage me font un devoir de penser que je ne me trouve pas en présence d'un vulgaire mystificateur. (Dénégation énergique du monsieur.) Vous venez porter contre une femme qui m'est chère la plus grave des accusations ; il vous reste à la justifier.
Le monsieur
Monsieur, nous ne vivons plus aux temps qu'a illustrés La Tour de Nesle, où les murs étouffaient les cris. Les siècles ont marché, les hommes ont produit. À cette heure, nous habitons des immeubles bâtis de plâtre et de papier mâché. L'écho des petits scandales d'au-dessous, d'au-dessus, d'à côté, en suinte à travers les murailles ni plus ni moins qu'à travers de simples gilets de flanelle. Depuis huit ans, j'ai pour voisine de palier cette personne que, naïvement, vous ne craignez pas d'appeler votre « amie » ; depuis huit ans, invisible auditeur, je prends, à travers la cloison qui sépare nos deux logements, ma part de vos vicissitudes amoureuses ; depuis huit ans, je vous entends aller et venir, rire, causer, chanter Le Forgeron de la Paix avec cette belle fausseté de voix qui est l'indice des consciences calmes, cirer le parquet, remonter la pendule, et vous plaindre - non sans aigreur - de la cherté du poisson : car vous êtes homme de ménage et volontiers vous faites votre marché vous-même. C'est exact ?
Boubouroche
Rigoureusement.
Le monsieur
Depuis huit ans, je m'associe à vos joies et à vos misères, compatissant à celles-ci et applaudissant à celles-là, admirant votre humeur égale dans la bonne comme dans la mauvaise fortune et l'infinie grandeur d'âme qui vous porte à ne pas calotter votre « amie » chaque fois qu'elle l'a mérité. Eh ! bien, monsieur...
1 comment