On n'a pas vécu huit ans avec une femme sans être fixé sur son compte.
Potasse
Huit ans !
Boubouroche
Oui, mon cher ; huit ans !
Potasse
Quel collage !...
Boubouroche, lyrique.
Le dernier de ma vie.
Potasse
Tu en as eu beaucoup ?
Boubouroche
Je n'ai eu que celui-là.
Potasse
Mazette, tu n'avais pas commencé en nourrice.
Boubouroche
J'avais trente ans. (Ébahissement de Potasse.) Qu'est-ce qui te prend ?
Potasse, qui n'en revient pas.
Tu as trente-huit ans ?
Boubouroche
Depuis un mois.
Potasse
Tu en parais bien quarante-sept.
Boubouroche, très simplement.
Oh, du tout !... Je paraîtrais plutôt plus jeune que mon âge. Je suis gros, c'est ce qui explique ton erreur ; mais, si j'ai du ventre, je n'ai pas de rides.
Large sourire satisfait.
Potasse, attendri, à mi-voix.
Bon garçon. Et d'où vient, dis-moi, que tu aies attendu trente ans pour te donner le luxe d'une maîtresse ?
Boubouroche
De bien des choses, mon ami. D'abord d'une grande timidité, que j'ai toujours portée en moi, et dont je n'ai jamais pu me défaire. Puis, je suis un peu... sentimental, en sorte que j'ai longtemps cherché, sans les trouver, une âme qui fût sœur de la mienne, un cœur qui sût comprendre le mien. (Rires de Potasse.) J'ai dit quelque chose de drôle ?
Potasse
Ne t'inquiète pas, continue. Tu es à couvrir de baisers.
Boubouroche, bien qu'un peu étonné, continue.
Je rencontrai Adèle dans une maison amie, où elle venait, le dimanche soir, prendre le thé et faire la causette. Elle avait alors vingt-quatre ans et le charme indéfinissable qu'ont les blondes, très blondes, en deuil.
Potasse
Elle était veuve ?
Boubouroche
De six mois. Elle me plut, mais elle me plut !... Mille fois plus que je ne saurais dire !... Sa distinction surtout me charmait ; tu sais, cette allure d'honnête femme à laquelle un homme ne se trompe pas ?
Potasse, qui se fait du bon sang, mais se garde d'en laisser rien voir.
Oui ; tu as l'œil américain.
Boubouroche
Et je songeais mélancolique : « Ne te frappe pas, Boubouroche ; ce fruit n'est pas pour ton assiette. » Un soir, elle me pria de lui donner le bras et de la déposer à sa porte. Nous partîmes. Le silence des rues et le clair de lune qu'il faisait m'inspirèrent des témérités. Sous l'ombre de sa porte cochère, comme elle me donnait le bonsoir, je pris ses petites mains dans les miennes, comme ceci (il prend les deux mains de Potasse), je fixai mes yeux en les siens, comme cela (il fixe Potasse dans les yeux), et, d'une voix tremblante d'émotion : « Madame, lui dis-je, je vous aime. Vous êtes un parfum, une perle, une fleur et un oiseau. »
Potasse
Parfaitement. Et huit jours après tu la mettais dans ses meubles.
Boubouroche, blessé du terme et rectifiant.
Huit jours après, Adèle et moi associions nos deux existences, ce qui n'est pas la même chose.
Potasse
Peuh !... Tu lui donnes de l'argent.
Boubouroche
Il ne manquerait plus que je lui en demande ! Je lui donne, en effet, trois cent francs par mois et je lui paye son loyer, mais enfin je ne l'entretiens pas. (Rires de Potasse.) On n'entretient pas une femme parce qu'on fait son devoir d'honnête homme en lui simplifiant, dans une certaine mesure, les complications de l'existence. (Rires de Potasse.) Mais, mon cher, je l'entretiens si peu, que nous ne vivons pas ensemble ! (Rires énormes de Potasse.) Bien mieux !... je n'ai même pas la clé de l'appartement !
Potasse, étonné.
Pourquoi ça ?
Boubouroche
Parce qu'une honnête femme ne doit pas avoir d'amant, et qu'on n'est pas « amant » tant qu'on n'a pas la clé.
Potasse, ahuri.
Qu'est-ce qu'on est, alors ?
Boubouroche, embarrassé.
Dame, on est... euh... mon Dieu... Je ne trouve pas le mot.
Potasse
Je le trouve, moi. On est une poire.
Boubouroche
Eh ! Tu m'assommes avec ta poire !... Adèle n'est pas une grisette ; c'est une femme très bien élevée ; elle a sa famille, ses relations ; elle tient à ne pas se compromettre, et je trouve ça très légitime.
Potasse
En résumé, une de ces femmes qui veulent bien faire comme les autres, à la condition que les autres n'en sachent rien ? Je connais.
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