On y sentait l'homme de coeur qu'un hasard a mis en présence d'une infortune étrangère, et qui y prend une part discrète.

Il se résuma :

- Je me tiens à vos ordres, monsieur.

Dans le salon, Adèle, qui ne se doutait de rien, continuait à jouer du piano : une valse espagnole, d'un entrain endiablé, et qu'elle enlevait d'une façon brillante, avec, dans les basses, d'énergiques plaqués rendant les coups de tambour de basque.

Cependant, Boubouroche, assommé, le sang aux yeux, regardait cette main qui se tendait vers lui, ce bout de carton qui s'agitait dans le vide comme pour réclamer l'attention et faire souvenir qu'il était là.

- C'est ma carte, répéta le monsieur avec beaucoup de politesse. Veuillez me faire l'honneur de la prendre.

Boubouroche comprit, enfin.

Du même geste dont, écolier, il raflait les mouches au repos, il rafla la carte, la jeta, sans l'avoir lue, en la poche de son veston.

- C'est bien, dit-il. Allez-vous-en ! Je vous ferai savoir mes volontés.

Le jeune homme, qui ne s'en alla pas, reprit :

- Excusez-moi, monsieur. Je serais naturellement bien aise de savoir ce que vous comptez faire. Oh ! je ne vous interroge pas, croyez-le bien ! Une telle familiarité ne serait sans doute pas de saison. Mais enfin... En un mot, monsieur, je ne suis pas sans inquiétudes. Vous êtes violent, et je ne sais juqu'à quel point j'ai le droit de vous laisser seul... - puisque aussi bien vous n'avez plus rien à apprendre.... - avec une personne qui... que...

- Vous, interrompit Bourouroche, - et ses formidables poings clos précédaient sa marche en avant, - vous allez commencer par me foutre la paix !...

- Oh ! oh ! fit le jeune homme choqué.

- Un mot encore, reprit Boubouroche, je dis , un ! un ! un seul ! C'est clair, n'est-ce pas ? un seul mot ! Je vous empoigne par le fond de la culotte, et je vous envoie par cette croisée, voir les poules !...

- Permettez !...

- Silence ! Taisez-vous !

De sa manche il séchait son front.

Il continua :

- Si, un instant , vous pouviez deviner ce qui se passe en moi à cette heure, si vous pouviez supposer à quelle force de volonté je me retiens et je me cramponne, ah ! je vous le certifie, je vous le jure, vous verdiriez, à la pensée de seulement entr'ouvrir la bouche !... Vous voyez bien ces doigts, n'est-ce pas ? Savez-vous de quoi ils tremblent ?... De l'envie folle, impérieuse, de monter jusqu'à votre cou et de s'implanter en vos chairs ! Oui, vous seriez terriblement imprudent de vous obstiner à parler après que je vous en ai fait la défense, et c'est un bonheur pour nous deux, un grand bonheur, que je me connaisse !... Allez-vous-en, croyez-moi, rendez-nous ce service à tous ; car, si vous n'êtes pas parti dans une seconde, il se passera, ici... des choses... Il y aura du sang par terre, et, cela, entendez-moi bien, je vous le dis parce que je le sais ! Ce sera le vôtre, ou un autre, peu importe ! Allez-vous-en, voilà tout ce que j'ai à vous dire. Je suis un homme très malheureux et dont il ne faut pas exaspérer le chagrin... Allez-vous-en ! Allez-vous-en ! Allez-vous en !

Un galant homme est toujours un galant homme, même le jour où certaines circonstances de la vie l'ont mis dans la nécessité de se cacher dans un buffet.

L'homme au buffet fut très bien, d'une témérité sobre, sans éclat et sans arrogance.

Il ne verdit ni ne s'émut.

Il répliqua froidement :

- Monsieur, il arrivera ce qui arrivera. Je n'ai aucunement, croyez-le, l'intention de vous provoquer, mais je quitterai cette maison quand j'aurai reçu de vous l'assurance que vous ne toucherez pas à un seul cheveu de la personne qui est là-bas.