Bourses de voyage
Jules Verne
BOURSES DE VOYAGE
(1903)
PREMIÈRE PARTIE
I – LE CONCOURS
« Premiers classés : ex æquo, Louis Clodion et Roger Hinsdale », proclama, d’une voix retentissante, le directeur, Julian Ardagh.
Et les bruyants vivats, les hurrahs multiples d’accueillir avec force battements de mains les deux lauréats de ce concours.
Puis, du haut d’une estrade élevée au milieu de la grande cour d’Antilian School, continuant à lire la liste placée devant ses yeux, le directeur fit connaître les noms suivants :
« Deuxième classé : Axel Wickborn.
« Troisième classé : Albertus Leuwen. »
Nouvelle salve d’applaudissements, moins nourrie que la précédente, mais qui venait toujours d’un auditoire très sympathique.
M. Ardagh reprit :
« Quatrième classé : John Howard.
« Cinquième classé : Magnus Anders.
« Sixième classé : Niels Harboe.
« Septième classé : Hubert Perkins. »
Et, l’élan étant donné, les bravos se prolongèrent, grâce à la vitesse acquise.
Il restait un dernier nom à proclamer, ce concours très spécial devant comprendre neuf lauréats.
Ce nom fut alors lancé à l’assistance par le directeur :
« Huitième classé : Tony Renault. »
Bien que ledit Tony Renault arrivât au dernier rang, les bravos et les hips ne lui furent point ménagés. Bon camarade, aussi serviable que dégourdi, nature de prime-saut, il ne comptait que des amis parmi les pensionnaires d’Antilian School.
À l’appel de son nom, chacun des lauréats était monté sur l’estrade pour recevoir le shake hand de M. Ardagh ; puis il avait été reprendre sa place au milieu de ses camarades moins favorisés, qui l’acclamaient de grand cœur.
On n’est pas sans avoir remarqué la diversité des noms des neuf lauréats, qui indiquait des origines différentes au point de vue de la nationalité. Cette diversité s’expliquera par cela seul que l’établissement que dirigeait M. Julian Ardagh à Londres, Oxford street, 314, était connu, et très avantageusement, sous la dénomination d’Antilian School.
Depuis une quinzaine d’années, cet établissement avait été fondé pour les fils de colons originaires des grandes et petites Antilles, – de l’Antilie, comme on dit actuellement. C’était là que les élèves venaient commencer, continuer ou achever leurs études en Angleterre. Ils y restaient généralement jusqu’à leur vingt et unième année, et recevaient une instruction très pratique, mais aussi très complète, à la fois littéraire, scientifique, industrielle, commerciale. Antilian School comptait alors une soixantaine de pensionnaires, qui payaient un prix assez élevé. Ils en sortaient aptes à toutes les carrières, soit qu’ils dussent rester en Europe, soit qu’ils dussent retourner en Antilie, si leurs familles n’avaient point abandonné cette partie des Indes occidentales.
Il était rare, au cours de l’année scolaire, qu’il ne s’y rencontrât pas, en nombre inégal, d’ailleurs, des Espagnols, des Danois, des Anglais, des Français, des Hollandais, des Suédois ; même des Venizolans, tous originaires de cet archipel des îles du Vent et des îles sous le Vent dont les puissances européennes ou américaines se partageaient la possession.
Cette école internationale, uniquement affectée aux jeunes Antilians, était alors dirigée, avec le concours de professeurs très distingués, par M. Julian Ardagh. Âgé de cinquante ans, sérieux et prudent administrateur, il méritait avec juste raison toute la confiance des familles. Il avait un personnel enseignant d’une incontestable valeur, fonctionnant sous sa responsabilité, qu’il s’agît des lettres ou des sciences ou des arts. On ne négligeait pas non plus, à Antilian School, ces entraînements physiques, ces exercices de sport si recommandés, si pratiqués dans le Royaume-Uni, le cricket, la boxe, les joutes, le crocket, le foot-ball, la natation, la danse, l’équitation, le bicyclisme, le canotage, enfin toutes les branches de la gymnastique moderne.
M. Ardagh s’appliquait aussi à resserrer, à fusionner les divers tempéraments, les caractères si mélangés que présentait une réunion de jeunes garçons de nationalités différentes, à faire autant que possible de ses pensionnaires « des Antilians », à leur inspirer une sympathie durable les uns pour les autres. Il n’y réussissait pas toujours comme il l’aurait voulu. L’instinct de race, plus puissant que le bon exemple et les bons conseils, l’emportait parfois. Enfin, ne restât-il que quelques traces de cette fusion au sortir de l’école, et cela dût-il avoir quelque résultat dans l’avenir, ce système de co-éducation valait d’être approuvé et faisait honneur à l’établissement d’Oxford street.
Il va de soi que les multiples langues en usage dans les Indes occidentales étaient courantes entre pensionnaires, M. Ardagh avait même eu l’heureuse idée de les imposer à tour de rôle pendant les classes et les récréations. Une semaine, on parlait l’anglais, une autre, on parlait le français, le hollandais, l’espagnol, le danois, le suédois. Sans doute les pensionnaires de race anglo-saxonne se trouvaient en majorité dans cet établissement, et peut-être tendaient-ils à y imposer une sorte de domination physique et morale. Mais les autres îles de l’Antilie y étaient représentées en proportion suffisante. Même cette île de Saint-Barthélemy, la seule qui dépendît des États scandinaves, possédait plusieurs élèves, entre autres Magnus Anders, placé au cinquième rang dans le concours.
À tout prendre, la tâche de M. Ardagh et de ses collaborateurs n’était pas exempte de certaines difficultés pratiques. Ne fallait-il pas un véritable esprit de justice, une méthode sûre et continue, une main habile et ferme, pour empêcher, parmi ces fils de familles aisées, des rivalités de se produire lorsqu’elles perçaient malgré la volonté de les contenir.
Or, précisément, à propos de ce concours, on aurait pu craindre que les ambitions personnelles eussent amené quelque désordre, des réclamations, des jalousies, lorsque les lauréats seraient proclamés. En fin de compte, le résultat avait été satisfaisant, un Français et un Anglais occupaient le premier rang, ayant obtenu le même nombre de points. Il est vrai, si c’était un sujet de la reine Victoria qui venait à l’avant-dernier rang, c’était un citoyen de la République française qui figurait au dernier, Tony Renault, dont aucun des pensionnaires ne se fût montré jaloux. Intermédiairement, aux autres places se succédaient divers natifs des Antilles anglaises, françaises, danoises, hollandaises, suédoises. Pas de Venizolans, ni d’ailleurs d’Espagnols, bien que le personnel scolaire de l’établissement en comptât une quinzaine à cette époque. Il y a lieu d’observer, au surplus, que, cette année-là, les élèves originaires de Cuba, de Saint-Domingue, de Porto-Rico, les grandes Antilles, compris entre douze et quinze ans, se trouvaient parmi les plus jeunes et n’avaient pas été en état de prendre part à ce concours qui exigeait au moins dix-sept ans d’âge.
En effet, le concours avait porté non seulement sur les matières scientifiques et littéraires, mais aussi, – on ne saurait s’en étonner – sur les questions ethnologiques, géographiques, commerciales, qui se rattachaient à l’archipel des Antilles, son histoire, son passé, son présent, son avenir, ses relations avec les divers États européens, qui, après le hasard des premières découvertes, en avaient relié une part à leur empire colonial.
Et, maintenant, voici quel était le but dudit concours, quels avantages devaient en résulter pour les lauréats : il s’agissait de mettre à leur disposition des bourses de voyage et de leur permettre de satisfaire pendant quelques mois ce goût des explorations, des déplacements, si naturel à des jeunes garçons n’ayant pas encore dépassé la vingt et unième année.
Ainsi donc, ils étaient neuf qui, grâce à leur rang, allaient pouvoir, non point courir le monde entier, comme la plupart d’entre eux l’auraient voulu, mais visiter quelque intéressante contrée de l’ancien ou même du nouveau continent.
Et qui avait eu l’idée de fonder ces bourses de voyage ?… C’était une riche Antilienne d’origine anglaise, Mrs Kethlen Seymour, qui habitait la Barbade, une des colonies britanniques de l’archipel, dont le nom fut alors prononcé pour la première fois par M. Ardagh.
Que l’on juge si ce nom fut salué par les hurrahs de l’assistance et avec quel entrain ces cris retentirent :
« Hip !… hip !… hip !… pour mistress Seymour ! »
Toutefois, si le directeur d’Antilian School avait révélé le nom de la bienfaitrice, de quel voyage s’agissait-il ? Ni lui ni personne ne le savaient encore. Mais, avant vingt-quatre heures, on serait fixé à cet égard. Le directeur allait câbler à la Barbade le résultat du concours, et Mrs Kethlen Seymour lui répondrait par un télégramme indiquant tout au moins en quelle région les boursiers effectueraient ce voyage.
Et l’on imaginera volontiers avec quelle vivacité les propos s’échangèrent entre ces pensionnaires qui s’envolaient déjà en idée vers les plus curieux pays de ce monde sublunaire, les plus lointains comme les plus inconnus. Sans doute, selon leur tempérament ou leur caractère, ils s’abandonnaient ou se réservaient, mais la vérité est que c’était un emballement général.
« J’aime à croire, disait Roger Hinsdale, anglais jusqu’au bout des ongles, que nous irons visiter quelque portion du domaine colonial de l’Angleterre, et il est assez vaste pour qu’on y puisse choisir…
– Ce sera l’Afrique centrale, affirmait Louis Clodion, la fameuse portentosa Africa, comme dirait notre brave économe, et nous pourrions marcher sur les traces des grands découvreurs !…
– Non… une exploration dans les régions polaires, disait Magnus Anders, qui eût volontiers marché sur les traces de son glorieux compatriote Nansen…
– Je demande que ce soit l’Australie, disait John Howard, et, même après Tasman, Dampier, Burs, Vancouver, Baudin, Dumont d’Urville, il reste bien des découvertes à faire, peut-être de nouvelles mines d’or à exploiter…
– C’est plutôt quelque belle contrée de l’Europe, souhaitait Albertus Leuwen que son caractère de Hollandais ne portait point aux exagérations. Qui sait, même, une simple excursion en Écosse ou en Irlande…
– Allons donc ! s’écriait cet exubérant Tony Renault. Je parie, à tout le moins, pour un voyage autour du monde…
– Voyons, déclarait le sage Axel Wickborn, nous ne disposerons que de sept à huit semaines, et l’exploration ne pourra être que restreinte aux pays voisins. »
Il avait raison, le jeune Danois. D’ailleurs, les familles n’eussent pas accepté une absence de plusieurs mois, qui aurait exposé leurs enfants aux dangers d’une expédition lointaine, et M. Ardagh n’en eût pas pris la responsabilité.
Alors, après avoir discuté sur les intentions de Mrs Kethlen Seymour relativement à l’excursion projetée, autre discussion sur la manière dont s’accomplirait le voyage.
« Est-ce que nous le ferons à pied, en touristes, sac au dos, bâton à la main ?… demanda Hubert Perkins.
– Non, en voiture… en mail-coach !… prétendit Niels Harboe.
– En chemin de fer, répliqua Albertus Leuwen, avec billets circulaires et sous les auspices de l’agence Cook…
– Je crois plutôt qu’il s’effectuera à bord d’un paquebot, peut-être un transatlantique, déclara Magnus Anders, qui se voyait déjà en plein Océan.
– Non, en ballon, s’écria Tony Renault, et en route pour le pôle Nord ! »
Et la discussion de continuer de plus belle, inutilement on en conviendra, mais avec la fougue si naturelle à de jeunes garçons, bien que Roger Hinsdale et Louis Clodion y missent plus de réserve, personne d’ailleurs ne voulant démordre de son opinion.
Le directeur dut donc intervenir, sinon pour les mettre d’accord, du moins pour leur intimer d’attendre la réponse qui serait faite au télégramme expédié à la Barbade.
« Patience ! dit-il. J’ai envoyé à mistress Kethlen Seymour le nom des lauréats, leur classement, l’indication de leur nationalité, et cette généreuse dame nous fera connaître ses intentions relativement à l’emploi des bourses de voyage.
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