Cela ne laissait pas de lui causer quelque perplexité. S’adresserait-il à celui des professeurs d’Antilian School qui paraîtrait remplir toutes les conditions exigées en cette circonstance ? Mais l’année scolaire n’avait pas pris fin. Impossible d’interrompre des cours avant les vacances. Le personnel enseignant devait rester au complet.
Ce fut même pour cette raison que M. Ardagh crut ne pas pouvoir accompagner les neuf boursiers. Sa présence était nécessaire pendant les derniers mois de scolarité, et il importait qu’il assistât de sa personne à la distribution des prix du 7 août.
Or, les professeurs et lui exceptés, n’avait-il pas sous la main précisément celui qu’il fallait, un homme sérieux et méthodique par excellence, qui remplirait consciencieusement ses fonctions, qui méritait toute confiance, qui inspirait une générale sympathie, et que les jeunes voyageurs accepteraient volontiers pour mentor ?
Restait la question de savoir si ledit personnage consentirait à faire ce voyage, s’il lui conviendrait de s’aventurer au delà des mers…
Le 24 juin, cinq jours avant la date fixée pour le départ de l’Alert, dans la matinée, M. Ardagh fit prier M. Patterson de venir dans son cabinet pour une communication importante.
M. Patterson, l’économe d’Antilian School, était occupé, suivant son invariable habitude, à régler ses comptes de la veille, lorsqu’il fut demandé par M. Ardagh.
Aussitôt, M. Patterson, faisant remonter ses lunettes à son front, répondit au domestique, qui se tenait sur le pas de la porte :
« Je vais, sans perdre un instant, me rendre à l’invitation de M. le directeur. »
Et, rabaissant ses lunettes, M. Patterson reprit sa plume pour achever la queue d’un 9, qu’il était en train de mouler au bas de la colonne des dépenses sur son grand-livre. Puis, de sa règle d’ébène, il tira une barre sous la colonne des chiffres, dont il venait d’achever l’addition. Ensuite, après avoir secoué légèrement sa plume au-dessus de l’encrier, il la plongea à plusieurs reprises dans le godet de grenaille qui en assurait la propreté, l’essuya avec un soin extrême, la posa près de la règle le long de son pupitre, tourna la pompe de l’encrier afin d’y faire rentrer l’encre, plaça la feuille de papier brouillard sur la page des dépenses, en ayant bien soin de ne point altérer la queue du 9, ferma le registre, l’introduisit dans sa case spéciale à l’intérieur du bureau, remit dans leur boîte le grattoir, le crayon et la gomme élastique, souffla sur son buvard pour en chasser quelques grains de poussière, se leva en repoussant son fauteuil à rond de cuir, retira ses manches de lustrine et les pendit à une patère près de la cheminée, donna un coup de brosse à sa redingote, à son gilet et à son pantalon, saisit son chapeau dont il lustra le poil brillant avec son coude, le mit sur sa tête, enfila ses gants de peau noire, comme s’il allait rendre quelque visite officielle à un haut personnage de l’Université, jeta un dernier regard à la glace, s’assura que tout était irréprochable dans sa toilette, prit des ciseaux et coupa un brin de ses favoris qui dépassait la ligne réglementaire, vérifia si son mouchoir et son portefeuille se trouvaient dans sa poche, ouvrit la porte du cabinet, en franchit le seuil et la referma soigneusement avec l’une des dix-sept clefs qui tintinnabulaient à son trousseau, descendit l’escalier aboutissant à la grande cour, la traversa d’un pas lent et mesuré dans une direction oblique, afin de gagner le corps de logis où était le cabinet de M. Ardagh, s’arrêta devant la porte, pressa le bouton électrique dont la tremblotante sonnerie résonna à l’intérieur, et attendit.
Ce fut à cet instant seulement que M. Patterson se demanda, en se grattant le front du bout de son index :
« Qu’est-ce donc que M. le directeur peut avoir à me dire ? »
En effet, à cette heure de la matinée, l’invitation de se rendre au cabinet de M. Ardagh devait paraître anormale à M. Patterson dont l’esprit s’emplissait d’hypothèses diverses.
Qu’on en juge ! La montre de M. Patterson n’indiquait encore que neuf heures quarante-sept, et l’on pouvait s’en rapporter aux indications de cet instrument de précision qui ne variait pas d’une seconde par jour, et dont la régularité égalait celle de son propriétaire. Or, jamais, non, jamais ! M. Patterson ne se rendait près de M. Ardagh avant onze heures quarante-trois pour lui faire son rapport quotidien sur la situation économique d’Antilian School, et il était sans exemple qu’il ne fût pas arrivé entre la quarante-deuxième et la quarante-troisième minute.
M. Patterson devait dès lors supposer, et il supposa qu’il se produisait une circonstance toute particulière, puisque le directeur le mandait avant qu’il eût balancé les dépenses et les recettes de la veille. Il le ferait à son retour, d’ailleurs, et, on peut en être certain, aucune erreur n’aurait été occasionnée par ce dérangement insolite.
La porte s’ouvrit au moyen du cordon de tirage relié à la loge du concierge. M. Patterson fit quelques pas – cinq suivant son habitude – dans le couloir, et frappa un coup discret sur le panneau d’une deuxième porte, où se lisaient ces mots : Cabinet du directeur.
« Entrez », fut-il aussitôt répondu.
M. Patterson ôta son chapeau, secoua les grains de poussière égarés sur ses bottines, rajusta ses gants et pénétra à l’intérieur du cabinet, éclairé par deux fenêtres à stores demi-baissés, qui donnaient sur la grande cour. M. Ardagh, différents papiers sous ses yeux, était assis devant son bureau, muni de plusieurs boutons électriques. Après avoir relevé la tête, il adressa un signe amical à M. Patterson. »
« Vous m’avez fait demander à votre cabinet, monsieur le directeur ?… dit M. Patterson.
– Oui, monsieur l’économe, répondit M. Ardagh, et pour vous entretenir d’une affaire qui vous concerne très personnellement. »
Puis, montrant une chaise placée près du bureau :
« Veuillez vous asseoir », ajouta-t-il.
M. Patterson s’assit, après avoir soigneusement relevé les pans de sa longue redingote, une main étendue sur son genou, l’autre ramenant son chapeau sur sa poitrine.
M. Ardagh prit la parole :
« Vous savez, monsieur l’économe, dit-il, quel a été le résultat du concours ouvert entre nos pensionnaires, en vue d’obtenir des bourses de voyage…
– Je le sais, monsieur le directeur, répondit M. Patterson, et ma pensée est que cette généreuse initiative de l’une de nos compatriotes coloniales est tout à l’honneur d’Antilian School. »
M. Patterson parlait posément, faisant valoir les syllabes des mots choisis qu’il employait, et les accentuant, non sans quelque préciosité, lorsqu’ils s’échappaient de ses lèvres.
« Vous savez aussi, reprit M. Ardagh, quel est l’emploi qui doit être fait de ces bourses de voyage…
– Je ne l’ignore pas, monsieur le directeur, répondit M. Patterson, qui, s’inclinant, sembla saluer de son chapeau quelque personne au delà des Océans. Mrs Kethlen Seymour est une dame dont le nom trouvera un écho sonore dans la postérité. Il me paraît difficile de mieux disposer des richesses que la naissance ou le travail lui ont départies, en faveur d’une jeunesse avide de déplacements lointains…
– C’est aussi mon avis, monsieur l’économe. Mais allons au but. Vous savez également dans quelles conditions doit se faire ce voyage aux Antilles ?…
– J’en suis informé, monsieur le directeur. Un navire attendra nos jeunes voyageurs, et j’espère pour eux qu’ils n’auront point à supplier Neptune de jeter son célèbre Quos ego aux flots courroucés de l’Atlantique !
– Je l’espère aussi, monsieur Patterson, puisque les traversées d’aller et retour vont s’effectuer pendant la belle saison.
– En effet, répondit l’économe, juillet et août sont les mois de repos préférés de la capricieuse Téthys…
– Aussi, ajouta M. Ardagh, cette navigation sera-t-elle non moins agréable pour mes lauréats que pour la personne qui doit les accompagner pendant le voyage…
– Personne, dit M. Patterson, qui aura de plus l’aimable tâche de présenter à Mrs Kethlen Seymour les respectueux hommages et la sympathique reconnaissance des pensionnaires d’Antilian School.
– Or, reprit le directeur, j’ai le regret que cette personne ne puisse être moi. Mais, en fin de l’année scolaire, à la veille des examens que je dois présider, mon absence est impossible…
– Impossible, monsieur le directeur, répondit l’économe, et il ne sera pas à plaindre, celui qui sera appelé à prendre votre place.
– Assurément, et je n’aurais eu que l’embarras du choix. Or, il me fallait un homme de toute confiance, sur lequel je pusse entièrement compter et qui serait agréé sans conteste par les familles de nos jeunes boursiers… Eh bien, cet homme, je l’ai trouvé dans le personnel de l’établissement…
– Je vous en félicite, monsieur le directeur. C’est, sans doute, un des professeurs de sciences ou de lettres…
– Non, car il ne peut être question d’interrompre les études avant les vacances. Mais il m’a paru que cette interruption présenterait moins d’inconvénients pour ce qui concerne la situation financière de l’école, et c’est vous, monsieur l’économe, dont j’ai fait choix pour accompagner nos jeunes garçons aux Antilles… »
M. Patterson n’avait pu réprimer un mouvement de surprise. Se relevant tout d’une pièce, il avait ôté ses lunettes.
« Moi… monsieur le directeur ?… dit-il d’une voix un peu troublée.
– Vous-même, monsieur Patterson, et je suis certain que la comptabilité de ce voyage de boursiers sera aussi régulièrement tenue que celle de l’école. »
M. Patterson, du coin de son mouchoir, essuya le verre de ses lunettes légèrement brouillé par la buée de ses yeux.
« J’ajoute, dit M. Ardagh, que, grâce à la munificence de Mrs Kethlen Seymour, une prime de sept cents livres est également réservée au mentor qui sera honoré de ces fonctions importantes… Je vous prierai donc, monsieur Patterson, d’être prêt à partir dans cinq jours. »
III – MR ET MRS PATTERSON
Si M. Horatio Patterson occupait la place d’économe à Antilian School, c’est qu’il avait abandonné la carrière du professorat pour celle de l’administration. Latiniste convaincu, il regrettait qu’en Angleterre la langue de Virgile et de Cicéron n’eût pas la considération dont elle jouit en France, où un haut rang lui est réservé dans le monde universitaire. La race française, il est vrai, peut revendiquer une origine latine à laquelle ne prétendent point les fils d’Albion, et peut-être, dans ce pays, le latin résistera-t-il aux envahissements de l’enseignement moderne ?
Mais, s’il ne professait plus, M. Patterson n’en restait pas moins fidèle, dans le fond de son cœur, à ces maîtres de l’antiquité romaine dont il avait le culte. Tout en se remémorant nombre de citations de Virgile, d’Ovide ou d’Horace, il consacrait ses qualités de comptable exact et méthodique à l’administration des finances d’Antilian School. Avec la précision, la minutie même qui le caractérisaient, il donnait l’impression d’un économe modèle, qui n’ignore rien des mystères du doit et avoir ni des plus menus détails de la comptabilité. Après avoir été jadis primé aux examens des langues anciennes, il aurait pu l’être actuellement dans un concours pour la tenue des livres ou l’établissement d’un budget scolaire.
Très vraisemblablement, d’ailleurs, c’était M. Horatio Patterson qui prendrait la direction d’Antilian School, lorsque M. Ardagh se retirerait, après fortune faite, car l’institution se trouvait en état de parfaite prospérité, et elle ne péricliterait pas entre des mains si dignes de recueillir cette importante succession.
M. Horatio Patterson n’avait dépassé que de quelques mois la quarantaine. Homme d’étude plus qu’homme de sport, il jouissait d’une excellente santé qu’il n’avait jamais ébranlée par aucun excès : bon estomac, cœur admirablement réglé, bronches de qualité supérieure. C’était un personnage discret et réservé, en équilibre constant, ayant toujours su ne point se compromettre ni par ses actes ni par ses paroles, tempérament théorique et pratique à la fois, incapable de désobliger personne, d’une parfaite tolérance, et, pour lui appliquer une locution qui ne saurait lui déplaire, très sui compos.
M. Horatio Patterson, d’une taille au-dessus de la moyenne, sans carrure, les épaules un peu fuyantes, était plutôt gauche dans sa démarche et sans élégance dans son attitude. Un geste naturellement emphatique accompagnait sa parole d’une articulation légèrement prétentieuse.
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