Bien que de physionomie grave, il ne dédaignait pas de sourire à l’occasion. Il avait les yeux bleu pâle, à demi éteints du myope, ce qui l’obligeait à porter des lunettes d’un fort numéro, qu’il posait sur le bout de son nez proéminent. En somme, et plus souvent embarrassé de ses longues jambes, il marchait les talons trop rapprochés, il s’asseyait maladroitement à faire craindre qu’il ne glissât de son siège, et, s’il s’étendait bien ou mal dans le lit, il n’y avait que lui à le savoir.
Il existait une Mrs Patterson, alors âgée de trente-sept ans, une femme assez intelligente, sans prétention ni coquetterie. Son mari ne lui semblait pas ridicule, et il savait apprécier ses services, lorsqu’elle l’aidait dans ses travaux de comptabilité. D’ailleurs, de ce que l’économe d’Antilian School était un homme de chiffres, il ne faudrait pas s’imaginer qu’il fût négligé dans sa tenue, peu soucieux de sa toilette. On ferait erreur. Non ! il n’y avait rien de mieux disposé que le nœud de sa cravate blanche, de mieux ciré que ses bottines à bout de cuir verni, de plus empesé que sa chemise si ce n’est sa personne, de plus irréprochable que son pantalon noir, de plus fermé que son gilet semblable à celui d’un clergyman, de plus boutonné que son ample redingote qui lui descendait à mi-jambes.
M. et Mrs Patterson occupaient dans les bâtiments de l’école un appartement confortable. Les fenêtres prenaient jour d’un côté sur la grande cour, de l’autre sur le jardin, planté de vieux arbres, dont les pelouses étaient entretenues dans un agréable état de fraîcheur. Il se composait d’une demi-douzaine de pièces situées au premier étage.
C’est dans cet appartement que rentra M. Horatio Patterson, après sa visite au directeur. Il ne s’était point hâté, désireux de donner à ses réflexions pleine maturité. Sans doute, elles ne seraient plus vieilles que des quelques minutes dont il aurait prolongé son absence. Néanmoins, avec un personnage habitué à voir juste, à observer les choses sous leur véritable aspect, à balancer dans une question le pour et le contre, comme il balançait le doit et l’avoir sur son grand-livre, le parti serait vite et définitivement pris. Cette fois, cependant, il convenait de ne pas s’embarquer, – c’est le mot, – à la légère dans cette aventure.
Aussi, avant de rentrer, M. Horatio Patterson fit-il les cent pas dans la cour, vide à cette heure-là, toujours droit comme un paratonnerre, raide comme un pieu, s’arrêtant, reprenant sa marche, tantôt les mains derrière le dos, tantôt les bras croisés sur la poitrine, le regard perdu en quelque horizon lointain, bien au delà des murs d’Antilian School.
Puis, avant d’aller conférer avec Mrs Patterson, il ne résista pas au désir de regagner son bureau, afin de terminer ses comptes de la veille. Et alors, une dernière vérification faite, l’esprit absolument libre, il pourrait discuter sans préoccupation d’aucune sorte les avantages ou inconvénients de la communication qu’il avait reçue de son directeur.
En somme, tout cela n’exigea que peu de temps, et, quittant son bureau situé au rez-de-chaussée, il remonta au premier étage à l’instant où les pensionnaires descendaient des classes.
Aussitôt, çà et là, se formèrent différents groupes, et, entre autres, celui des neuf lauréats. En vérité, on aurait dit qu’ils étaient déjà à bord de l’Alert, à quelques milles au large des côtes de l’Irlande ! Et ce dont ils causaient avec plus ou moins de volubilité, il n’est pas difficile de l’imaginer.
Toutefois, si la question de ce voyage aux Antilles était résolue, il y en avait une autre qui pour eux ne l’était pas encore. Seraient-ils ou non accompagnés depuis le départ jusqu’à l’arrivée ?… Au total, il leur semblait assez indiqué qu’on ne les laisserait pas aller seuls à travers l’Atlantique… Mais Mrs Kethlen Seymour avait-elle désigné spécialement quelqu’un, ou s’en était-elle remise de ce soin à M. Ardagh ?… Or, il semblait difficile que le directeur de l’établissement pût s’absenter à cette époque… Dès lors, à qui seraient confiées ces fonctions, et M. Ardagh avait-il déjà fait son choix ?…
Peut-être vint-il à l’idée de quelques-uns que ce serait précisément M. Patterson. Il est vrai, l’économe, tranquille et casanier, n’ayant jamais quitté le foyer domestique, consentirait-il à changer toutes ses habitudes, à se séparer pendant plusieurs semaines de Mrs Patterson ?… Accepterait-il ces fonctions avec la responsabilité qu’elles entraînaient ?… Cela paraissait improbable.
Assurément, si M. Horatio Patterson éprouva quelque étonnement lorsque le directeur lui eut fait la communication susdite, on comprendra que Mrs Patterson devrait être non moins surprise, lorsque son mari la mettrait au courant. Jamais il ne serait venu à l’idée de personne que deux éléments si étroitement unis, – on pourrait dire si chimiquement combinés l’un avec l’autre, – pussent être séparés, dissociés, ne fût-ce que pendant quelques semaines. Et, pourtant, il était inadmissible que Mrs Patterson fût du voyage.
C’est bien de ces diverses considérations que se préoccupait M. Patterson, tout en regagnant son appartement. Mais, ce qu’il convient d’ajouter, c’est que sa résolution était prise et bien prise, lorsqu’il franchit la porte du salon où l’attendait Mrs Patterson.
Et, tout d’abord, celle-ci, n’ignorant pas que l’économe avait été appelé près du directeur, dit dès son entrée :
« Eh bien, monsieur Patterson, qu’y a-t-il donc ?…
– Du nouveau, madame Patterson, du très nouveau…
– On a décidé, je pense, que c’est M. Ardagh qui accompagnera nos jeunes lauréats aux Antilles ?…
– En aucune façon, et il lui est impossible de quitter l’institution à cette époque de l’année.
– Alors il a fait un choix ?…
– Oui…
– Et qui a-t-il choisi ?…
– Moi.
– Vous… Horatio ?…
– Moi. »
Mrs Patterson revint sans trop de peine de l’étonnement que lui causa cette riposte. Femme de tête, sachant se faire une raison, elle ne se dépensait pas en récriminations vaines, enfin la digne compagne de M. Patterson.
Celui-ci, cependant, après avoir échangé ces quelques phrases avec elle, s’était rapproché de la fenêtre, et de quatre doigts de sa main gauche tambourinait sur une des vitres.
Mrs Patterson vint bientôt se placer près de lui :
« Vous avez accepté ?… dit-elle.
– J’ai accepté.
– Mon avis est que vous avez bien fait.
– C’est aussi le mien, madame Patterson. Du moment que notre directeur me donnait ce témoignage de confiance, je ne pouvais refuser.
– Cela vous était impossible, monsieur Patterson, et je ne regrette qu’une chose…
– Laquelle ?…
– C’est qu’il s’agisse, non pas d’un voyage terrestre, mais d’un voyage maritime, et qu’il y ait nécessité de traverser la mer…
– Nécessité, en effet, madame Patterson. Toutefois cette perspective d’une traversée de deux à trois semaines n’est pas pour m’effrayer… Un bon navire est mis à notre disposition… À cette époque de l’année, entre juillet et septembre, la mer nous sera douce, la navigation favorable… Et puis, il y a aussi une prime pour le chef de l’expédition… autrement dit le mentor, titre qui me sera attribué…
– Une prime ?… répéta Mrs Patterson, qui n’était point insensible aux avantages de cette nature.
– Oui, répondit M. Patterson, une prime égale à celle que doit toucher chaque boursier…
– Sept cents livres ?…
– Sept cents livres.
– La somme en vaut la peine. »
M. Horatio Patterson déclara être de cet avis.
« Et à quand le départ ?… demanda Mrs Patterson, qui n’avait plus aucune objection à présenter.
– Le 30 juin, et il faut que, dans cinq jours, nous soyons rendus à Cork, où nous attend l’Alert… Donc, pas de temps à perdre, et, dès aujourd’hui, nous commencerons les préparatifs…
– Je me charge de tout, Horatio, répliqua Mrs Patterson.
– Vous n’oublierez rien…
– Soyez tranquille !
– Des habits légers, car nous sommes appelés à voyager dans des pays chauds, qui rôtissent sous les feux d’un soleil tropical…
– Les habits légers seront prêts.
– De couleur noire, pourtant, car il ne conviendrait ni à ma situation ni à mon caractère de revêtir le costume fantaisiste du tourisme.
– Rapportez-vous-en à moi, monsieur Patterson, et je n’oublierai pas non plus la formule Wergall contre le mal de mer, ni les ingrédients dont elle conseille l’usage…
– Oh ! le mal de mer !… fit M. Patterson avec dédain.
– N’importe, ce sera prudent, reprit Mrs Patterson. Ainsi, c’est bien convenu, il ne s’agit que d’un voyage de deux mois et demi…
– Deux mois et demi, c’est dix à onze semaines, madame Patterson… Il est vrai, dans ce laps de temps, que d’aléas peuvent se produire !… Ainsi que l’a dit un sage, si l’on sait quand on part, on ne sait pas quand on revient…
– L’important est qu’on revienne, dit très justement Mrs Patterson. Il ne faudrait pas m’effrayer, Horatio… Je me résigne, sans récriminations intempestives, à une absence de deux mois et demi, à l’idée d’un voyage sur mer… Je connais les périls qu’il présente… J’ai lieu de croire que vous saurez les éviter avec votre prudence habituelle… Mais ne me laissez pas sous cette fâcheuse impression que ce voyage puisse se prolonger…
– Les observations que j’ai cru devoir faire, répondit M. Patterson, en se défendant par un geste d’avoir dépassé les limites permises, ces observations n’ont point pour but de jeter le trouble dans votre âme, madame Patterson… Je désirais simplement vous mettre en garde contre toute inquiétude en cas que le retour pût être retardé, sans qu’il y eût lieu d’en concevoir de sérieuses alarmes…
– Soit, monsieur Patterson, mais il est question d’une absence de deux mois et demi, et je veux croire qu’elle ne dépassera pas ce terme…
– Je veux le croire aussi, répondit M. Patterson. En somme, de quoi s’agit-il ?… D’une excursion dans une contrée délicieuse, d’une promenade d’îles en îles à travers les Indes occidentales… Et, quand nous ne reviendrions en Europe que quinze jours plus tard…
– Non, Horatio », répliqua l’excellente dame qui s’entêtait plus que d’ordinaire.
Et, ma foi, on ne sait trop pour quelle raison, voici que M. Patterson s’entête aussi, – ce qui n’était guère dans ses habitudes. Avait-il donc un intérêt à exciter les appréhensions de Mrs Patterson ?…
Ce qui est certain, c’est qu’il insista encore et avec force sur les dangers qu’offre un voyage quel qu’il soit, surtout un voyage au delà des mers. Et lorsque Mrs Patterson se refusa à admettre ces dangers, qu’il dépeignait avec périodes et gestes emphatiques :
« Je ne vous demande pas de les voir, déclara-t-il, seulement de les prévoir, et, comme conséquence de cette prévision, j’ai à prendre quelques mesures indispensables…
– Lesquelles, Horatio ?…
– En premier lieu, madame Patterson, je songe à faire mon testament…
– Votre testament…
– Oui… en bonne et due forme…
– Mais vous voulez donc me mettre la mort au cœur !… s’écria Mrs Patterson, qui commençait à envisager ce voyage sous une perspective effrayante.
– Non, madame Patterson, non !… je veux uniquement me conduire avec sagesse et prudence. Je suis de ces hommes qui croient raisonnable de prendre leurs dernières dispositions avant de monter en railway, et, à plus forte raison, lorsqu’il s’agit de s’aventurer sur la plaine liquide des océans. »
Tel était cet homme, et même se bornerait-il à ces dispositions testamentaires ? Sans doute, et qu’imaginer de plus ?… Quoi qu’il en fût, ce fut bien pour impressionner au dernier degré Mrs Patterson, la pensée que son mari allait régler ces questions d’héritage, si délicates toujours, puis la vision des périls d’une traversée de l’Atlantique, les collisions, les échouages, les naufrages, les abandons sur quelque île à la merci des cannibales…
Alors M. Patterson sentit qu’il avait peut-être été trop loin, et il employa ses phrases les mieux arrondies à rassurer Mrs Patterson, cette moitié de lui-même, ou plutôt l’un des termes de cette vie en partie double qui s’appelle le mariage. Enfin il parvint à lui démontrer qu’un excès de précautions ne pouvait jamais avoir de conséquences nuisibles ou regrettables, et que, se garantir contre toute éventualité, ce n’était pas dire un éternel adieu aux joies de la vie…
« Cet æternum vale, ajouta-t-il, qu’Ovide met dans la bouche d’Orphée, lorsqu’il perdit pour la seconde fois sa chère Eurydice ! »
Non ! Mrs Patterson ne perdrait pas M. Patterson, pas même une première fois.
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