Cette capture allait mettre fin à une série de pirateries et de brigandages dont les nationaux anglais étaient particulièrement victimes.

À la suite des crimes que leur reprochait la justice, – crimes établis autant par les faits que par les témoignages, – un châtiment exemplaire serait prononcé contre eux. C’était la condamnation à mort, la potence, du moins pour les chefs les plus compromis, le capitaine et le maître d’équipage de l’Halifax.

Cette bande comprenait dix individus, pris à bord du navire. Les sept autres, complétant son personnel, après s’être sauvés dans une embarcation, s’étaient réfugiés en quelque île où il serait difficile de les atteindre. Mais enfin les plus redoutables se trouvaient entre les mains de la police anglaise à leur arrivée et, en attendant le jugement, on les avait enfermés dans la prison maritime de Queenstown.

Imaginer l’audace du capitaine Harry Markel, de son bras droit, le maître d’équipage John Carpenter, cela eût été impossible. Aussi, profitant de certaines circonstances, avaient-ils réussi à s’échapper la veille même du jour où ils s’étaient cachés dans cette taverne du Blue-Fox, l’une des plus mal famées du port. Immédiatement les escouades de policemen furent mises en campagne. Ces malfaiteurs, capables de tous les crimes, ne pouvaient avoir quitté Cork ou Queenstown, et des recherches furent opérées dans les divers quartiers de ces deux villes.

Cependant, par précaution, un certain nombre d’agents gardaient les environs du littoral sur plusieurs milles autour de la baie de Cork. En même temps, des perquisitions commençaient, qui devaient s’étendre à tous les « taps » du quartier maritime.

Ce sont là de vrais lieux de refuge où les bandits parviennent trop souvent à se soustraire aux poursuites. Pourvu qu’on leur montre quelque argent, les tenanciers reçoivent quiconque leur demande asile, sans s’inquiéter de ce que sont les gens ni d’où ils viennent.

D’ailleurs, il faut l’observer, ces matelots de l’Halifax étaient originaires des divers ports de l’Angleterre et de l’Écosse. Aucun d’eux n’avait habité l’Irlande. Personne ne les eût reconnus ni à Cork ni à Queenstown, – ce qui rendait leur capture improbable. Toutefois, comme la police possédait le signalement de chacun, ils se sentaient très menacés. Bien entendu, leur intention n’était pas de prolonger un séjour si périlleux dans la ville. Ils profiteraient de la première occasion qui s’offrirait de s’enfuir, soit en gagnant la campagne, soit en reprenant la mer.

Or, peut-être cette occasion allait-elle se présenter, et dans des conditions favorables. On en jugera par la conversation des trois attablés, qui occupaient le plus sombre coin de Blue-Fox, où ils pouvaient causer à l’abri de toute oreille indiscrète.

Harry Markel était bien le digne chef de cette bande, qui n’avait pas hésité à lui prêter son concours, lorsqu’il avait fait du trois-mâts Halifax, qu’il commandait pour le compte d’une maison de Liverpool, un bâtiment de pirates dans les extrêmes mers du Pacifique.

Âgé de quarante-cinq ans, taille moyenne, corps robuste, santé à toute épreuve, physionomie farouche, il ne reculait devant aucune cruauté. De beaucoup plus instruit que ces compagnons, bien que sorti du rang des matelots, il s’était graduellement élevé à la situation de capitaine de la marine marchande. Connaissant à fond son métier, il aurait pu se faire une carrière honorable, si des passions terribles, un féroce appétit de l’argent, la volonté d’être son seul maître ne l’eussent jeté dans la voie du crime. Du reste, habile à dissimuler ses vices sous la rudesse d’un homme de mer, et servi par une chance assez persistante, il n’avait jamais inspiré aucune défiance aux armateurs pour lesquels il commandait.

Le maître d’équipage, John Carpenter, quarante ans, plus petit de taille, d’une remarquable vigueur, contrastait avec Harry Markel par son apparence sournoise, ses manières hypocrites, son habitude de flatter les gens, une fourberie instinctive, une remarquable puissance de dissimulation, qui le rendait plus dangereux encore. À tout prendre, non moins cupide, non moins cruel que son chef, il exerçait sur lui une détestable influence, que Harry Markel subissait volontiers.

Quant au troisième individu assis à la même table, c’était le cuisinier de l’Halifax, Ranyah Cogh, d’origine indo-saxonne. Entièrement dévoué au capitaine, ainsi que tous ses compagnons d’ailleurs, il eût, comme eux, mérité cent fois la corde pour les crimes auxquels ils avaient pris part pendant les trois dernières années passées dans le Pacifique.

Ces trois hommes s’entretenaient à voix basse, tout en buvant, et voici ce que disait John Carpenter :

« Nous ne pouvons rester ici !… Il faut avoir quitté la taverne et la ville cette nuit même… La police est à nos trousses… et, au jour, nous serions repris ! »

Harry Markel ne répondait pas ; mais son opinion était bien que ses compagnons et lui devraient s’être enfuis de Queenstown avant le lever du soleil.

« Will Corty tarde bien !… fit observer Ranyah Cogh.

– Eh ! laisse-lui le temps d’arriver !… répondit le maître d’équipage. Il sait que nous l’attendons au Blue-Fox et il nous y trouvera…

– Si nous y sommes encore, répliqua le cuisinier, en jetant un regard inquiet vers la porte de la salle, et si les constables ne nous ont pas obligés à déguerpir !…

– N’importe, déclara Harry Markel, il est prudent de rester ici !… Si la police vient fouiller cette taverne comme toutes les autres du quartier, nous ne nous laisserons ni surprendre ni prendre. Il y a une issue par derrière, et nous décamperons à la moindre alerte ! »

Pendant quelques instants le capitaine et ses deux compagnons se contentèrent de vider leurs verres remplis de grog au wisky. Ils étaient à peu près invisibles en cette partie de la salle, éclairée seulement de trois becs de gaz. De toutes parts s’élevait un brouhaha de voix, un bruit de bancs remués, que dominait parfois quelque rude interpellation au tenancier et à son aide, qui s’empressaient pourtant de servir leur grossière clientèle. Puis, çà et là, éclataient des disputes violentes suivies d’un échange de coups. C’était ce que Harry Markel redoutait le plus. Ce tapage eût attiré les policemen de garde dans le quartier, et ces malfaiteurs auraient alors couru le sérieux risque d’être reconnus.

La conversation reprenant entre ces trois hommes, John Carpenter dit :

« Pourvu que Corty ait pu trouver un canot et s’en emparer !

– Ce doit être fait à cette heure, répondit le capitaine. Dans un port il y a toujours quelque embarcation qui traîne au bout de son amarre… Il n’est pas difficile de sauter dedans… et Corty doit l’avoir conduite en un endroit sûr…

– Les sept autres ?… demanda Ranyah Cogh, auront-ils pu le rejoindre !…

– Certainement, répliqua Harry Markel, puisque c’était convenu, et ils resteront à surveiller le canot jusqu’au moment de nous y embarquer…

– Ce qui m’inquiète, fit observer le cuisinier, c’est que nous sommes ici depuis une heure, et que Corty n’est pas encore là !… L’aurait-on arrêté ?…

– Et ce qui m’inquiète bien davantage, déclara John Carpenter, c’est de savoir si le navire est à son mouillage toujours…

– Il doit y être, répondit Harry Markel, prêt à lever l’ancre ! »

Nul doute que le projet du capitaine et de ses compagnons ne fût de quitter le Royaume-Uni, où ils couraient tant de dangers, et même l’Europe, pour chercher asile de l’autre côté de l’Océan. Mais dans quelles conditions espéraient-ils mettre ce projet à exécution et comment parviendraient-ils à s’introduire sur un bâtiment en partance ?… Il semblait bien, d’après ce que venait de dire Harry Markel, qu’ils comptaient rejoindre ce bâtiment avec l’embarcation préparée par leur camarade Corty. Avaient-ils donc l’intention de se cacher à bord ?…

C’était là une grosse difficulté.