Ce qui est peut-être possible à un ou deux hommes ne l’est plus à dix. Se fussent-ils glissés dans la cale, en admettant qu’ils l’eussent fait sans être aperçus, on n’aurait pas tardé à les découvrir et leur présence serait immédiatement signalée à Queenstown.
Aussi Harry Markel devait-il avoir en vue une autre manière de procéder plus pratique et plus sûre. Laquelle ?… Avait-il pu s’assurer la complicité de quelques matelots de ce navire à la veille de prendre la mer ?… Ses compagnons et lui étaient-ils certains d’avance d’y trouver refuge ?
Du reste, dans la conversation qui se tenait entre ces trois hommes, pas un mot n’avait été prononcé qui eût permis de connaître leur projet. Comme ils se taisaient dès qu’un des clients du Blue-Fox s’approchait de leur table, ils ne se fussent pas laissé surprendre.
Cependant, après avoir répondu ainsi qu’il a été dit au maître d’équipage, Harry Markel était redevenu taciturne. Il réfléchissait à leur situation si dangereuse, dont le dénouement approchait, quel qu’il fût. Sûr des renseignements qui lui étaient parvenus, il reprit :
« Non… le bâtiment ne peut pas être parti… Il ne doit appareiller que demain… En voilà la preuve… »
Harry Markel tira de sa poche un morceau de journal, et, à la rubrique des nouvelles maritimes, il lut ce qui suit :
« L’Alert est toujours à son mouillage de la baie de Cork, dans l’anse Farmar, prêt à appareiller. Le capitaine Paxton n’attend plus que l’arrivée de ses passagers pour les Antilles. Le voyage, d’ailleurs, ne subira aucun retard, puisque le départ n’aura pas lieu avant le 30 courant. Les lauréats d’Antilian School embarqueront à cette date et l’Alert mettra immédiatement à la voile, si le temps le permet. »
Ainsi donc c’était du navire frété par les soins et au compte de Mrs Kethlen Seymour qu’il s’agissait ! C’était à bord de l’Alert que Harry Markel et ses compagnons avaient résolu de s’enfuir ! C’était avec lui qu’ils comptaient prendre la mer, dès cette nuit, pour échapper aux recherches des constables !… Mais les circonstances se prêtaient-elles à l’exécution de leur projet ?… Des complices, ils ne pouvaient en compter parmi les hommes du capitaine Paxton !… Tenteraient-ils donc de s’emparer du navire par surprise, puis de se débarrasser de son équipage par force ?…
À coup sûr, on devait tout attendre de malfaiteurs si déterminés, et pour lesquels il y allait de la vie. Ils étaient dix, et l’Alert ne comptait sans doute pas un plus grand nombre de matelots. En ces conditions, l’avantage serait pour eux.
Après avoir achevé sa lecture, Harry Markel remit dans sa poche le fragment de ce journal, tombé entre ses mains à la prison de Queenstown, et il ajouta :
« Nous sommes aujourd’hui le 29… C’est demain seulement que l’Alert doit lever l’ancre, et, cette nuit, il sera encore à son mouillage de l’anse Farmar, même si les passagers sont déjà arrivés… ce qui n’est pas probable, et nous n’aurons affaire qu’à l’équipage. »
Il convient d’observer que, même en cas que les pensionnaires d’Antilian School fussent déjà à bord, ces bandits n’auraient pas renoncé à s’emparer du navire. Il y aurait plus de sang répandu, voilà tout, et ils n’en étaient pas à quelques gouttes près, au lendemain de leurs campagnes de pirates.
Le temps s’écoulait, et Corty, si impatiemment attendu, ne paraissait pas. En vain le trio dévisageait-il les gens devant lesquels s’ouvrait la porte de Blue-Fox.
« Pourvu qu’il ne soit pas tombé dans les mains des policemen !… dit Ranyah Cogh.
– S’il était arrêté, nous ne tarderions pas à l’être… répondit John Carpenter.
– Peut-être, déclara Harry Markel, non point pourtant parce que Corty nous aurait livrés !… La tête dans le nœud coulant, il ne nous trahirait pas…
– Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire, répliqua John Carpenter. Mais il pourrait se faire qu’il eût été reconnu par les constables, et suivi lorsqu’il se dirigeait vers la taverne !… Dans ce cas, toutes les issues seraient gardées, et il deviendrait impossible de fuir ! »
Harry Markel ne répondit pas, et il se fit un silence de quelques minutes.
« Qu’un de nous aille à sa rencontre ?… dit le cuisinier.
– Je me risque, si l’on veut, proposa le maître d’équipage.
– Va, dit Harry Markel, et ne t’éloigne pas… Corty peut arriver d’un moment à l’autre… Si tu aperçois les policemen à temps, rentre aussitôt, et nous filerons par derrière, avant qu’ils n’aient pénétré dans la salle…
– Mais alors, fit observer Ranyah Cogh, Corty ne nous trouvera plus ici…
– Il n’y a pas autre chose à faire », déclara le capitaine.
La situation était des plus embarrassantes. Somme toute, l’important était de ne pas se laisser prendre. Si le coup de l’Alert venait à manquer, si Harry Markel, John Carpenter, Ranyah Cogh, ne parvenaient pas à rejoindre leurs camarades pendant la nuit, ils aviseraient. Peut-être une autre occasion se présenterait-elle ?… Au total, ils ne se croiraient en sûreté qu’après avoir quitté Queenstown.
Le maître d’équipage vida une dernière fois son verre, jeta un rapide regard à travers la salle, et, se faufilant entre les groupes, gagna la porte, qui se referma derrière lui.
À huit heures et demie, il ne faisait pas encore nuit. Le solstice approchait, et c’est à cette époque que s’écoulent les plus longs jours de l’année.
Cependant le ciel était assez couvert. De gros nuages lourds, presque immobiles, s’accumulaient à l’horizon, de ces nuages qui, par les fortes chaleurs, peuvent amener quelque violent orage. La nuit serait sombre, le croissant de la lune ayant déjà disparu vers l’ouest.
John Carpenter n’était pas parti depuis cinq minutes, que la porte de Blue-Fox se rouvrit, et il reparut.
Un homme l’accompagnait, celui qu’on attendait, un matelot de petite taille, vigoureux et trapu, son béret enfoncé presque sur les yeux. Le maître d’équipage l’avait rencontré à cinquante pas de là, comme il se dirigeait vers la taverne, et tous deux étaient immédiatement venus rejoindre Harry Markel.
Corty paraissait avoir fait une longue course à pas précipités. La sueur perlait sur ses joues. Avait-il donc été poursuivi par les agents, et était-il parvenu à les dépister ?
John Carpenter, d’un signe, lui indiqua le coin où se trouvaient Harry Markel et Ranyah Cogh. Il vint aussitôt s’asseoir à la table, et d’un trait avala un verre de wisky.
Évidemment, Corty aurait eu quelque peine à répondre aux questions du capitaine, et il fallait lui permettre de souffler. D’ailleurs, il ne semblait point rassuré, et ses regards ne quittaient pas la porte de la rue, comme s’il se fût attendu à voir paraître une escouade de policemen.
Enfin, lorsqu’il eut repris haleine, Harry Markel lui dit à voix basse :
« Est-ce que tu as été suivi ?…
– Je ne crois pas, répondit-il.
– Y a-t-il des constables dans la rue ?…
– Oui… une douzaine !… Ils fouillent les auberges et ne tarderont pas à visiter Blue-Fox…
– En route », dit le cuisinier.
Harry Markel le força de se rasseoir et dit à Corty :
« Tout est prêt ?…
– Tout.
– Le navire est toujours au mouillage ?…
– Toujours, Harry ; et, en traversant le quai, j’ai entendu dire que les passagers de l’Alert étaient arrivés à Queenstown…
– Eh bien, répondit Harry Markel, il faut que nous soyons à bord avant eux…
– Comment ?… demanda Ranyah Cogh.
– Les autres et moi, répliqua Corty, nous avons pu nous emparer d’un canot…
– Où est-il ?… dit Harry Markel.
– À cinq cents pas de la taverne, le long du quai, au bas d’un appontement.
– Et nos compagnons ?…
– Ils nous attendent… Pas un instant à perdre.
– Partons », répondit Harry Markel.
La dépense étant réglée déjà, il n’y avait point à faire venir le patron de l’auberge. Les quatre malfaiteurs pourraient même quitter la salle sans être autrement remarqués, au milieu de l’infernal tumulte.
À ce moment, un grand bruit éclata au dehors, le bruit de gens qui crient et se bousculent.
En homme prudent, qui ne veut point exposer sa clientèle à de fâcheuses surprises, le tavernier entr’ouvrit la porte et dit :
« Gare… les constables ! »
Sans doute, plusieurs des habitués du Blue-Fox ne désiraient point se trouver en contact avec la police, car il se fit un violent remue-ménage. Trois ou quatre se dirigèrent vers l’issue de derrière.
Un instant après, une douzaine d’agents pénétraient dans la taverne et en refermaient la porte sur eux.
Quant à Harry Markel et à ses trois compagnons, avant d’avoir été aperçus, ils avaient pu quitter la salle.
V – COUP D’AUDACE.
Coup d’audace, s’il en fut jamais, que Harry Markel et ses compagnons allaient risquer pour échapper aux poursuites de la police ! Cette nuit même, en pleine baie de Cork, à quelques milles de Queenstown, ils tenteraient de s’emparer d’un navire à bord duquel se trouvaient le capitaine et son équipage, au complet sans doute. En admettant que deux ou trois des hommes fussent restés à terre, ils ne tarderaient pas à revenir, puisque la soirée s’avançait. Peut-être les malfaiteurs n’auraient-ils pas pour eux la supériorité du nombre ?…
Il est vrai, certaines circonstances devaient assurer la pleine réussite de ce projet. Si l’équipage de l’Alert comptait douze hommes, compris le capitaine, tandis que la bande n’en comptait que dix, compris Harry Markel, celle-ci aurait l’avantage de la surprise.
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