Le bâtiment ne pouvait être sur ses gardes, au fond de cette anse Farmar. Des cris n’y seraient point entendus. L’équipage aurait été égorgé, jeté à la mer sans avoir eu le temps de se défendre. Puis, Harry Markel lèverait l’ancre, et l’Alert, toutes voiles dehors, n’aurait plus qu’à débouquer de la baie, à franchir le canal de Saint-George pour donner dans l’Atlantique.

À Cork, personne évidemment ne s’expliquerait pourquoi le capitaine Paxton serait parti dans ces conditions avant même que les pensionnaires d’Antilian, pour lesquels l’Alert avait été spécialement affrété, eussent pris passage à bord… Et que diraient M. Horatio Patterson et ses jeunes compagnons, qui venaient d’arriver, ainsi que l’avait annoncé Corty, lorsqu’ils ne trouveraient plus le navire à son mouillage de l’anse Farmar ?… Or, une fois le bâtiment en mer, il serait difficile de le rencontrer, de capturer ces bandits qui venaient d’en massacrer l’équipage. D’ailleurs, Harry Markel, non sans raison, ne pensait pas que les passagers voulussent embarquer avant le lendemain, et l’Alert serait alors au large de l’Irlande.

Dès qu’ils furent hors de la taverne, après avoir franchi la cour dont la porte s’ouvrait sur une étroite ruelle, Harry Markel et Corty prirent d’un côté, John Carpenter et Ranyah Cogh de l’autre, estimant que mieux valait se séparer, afin de dépister les policemen en redescendant vers le port. Ils avaient rendez-vous à l’endroit où le canot les attendait près de l’appontement avec leurs six camarades, endroit que le maître d’équipage connaissait, car il avait plusieurs fois relâché à Queenstown.

Harry Markel et Corty remontèrent, et firent bien, puisque la rue était barrée par les constables à son extrémité inférieure, là où elle s’amorçait au quai. Déjà nombre d’agents occupaient cette rue au milieu d’une foule grossissante. Hommes et femmes de ce quartier populeux voulaient assister à l’arrestation de ces pirates de l’Halifax qui s’étaient échappés de la prison maritime.

En quelques minutes, Harry Markel et Corty eurent atteint l’autre bout de la rue, libre de ce côté, mal éclairée d’ailleurs. Puis, ils s’engagèrent à travers une rue parallèle, en redescendant vers le port.

Ils ne passaient pas sans entendre les propos échangés dans cette foule, et, bien qu’il y eût là toute la population flottante d’une ville maritime, ces propos étaient des plus désobligeants pour des malfaiteurs si dignes d’être pendus. Mais ils ne se souciaient guère de l’opinion publique, on ne s’en étonnera point. Ils ne songeaient qu’à éviter la rencontre des constables, sans trop avoir l’air de gens qui s’enfuient, puis à gagner le lieu du rendez-vous.

En sortant de la taverne, Harry Markel et Corty avaient marché isolément à travers le quartier, étant sûrs d’atteindre le quai en continuant de suivre la rue. Arrivés à son extrémité, ils se rejoignirent et coupèrent vers l’appontement.

Ce quai était à peu près désert, vaguement éclairé de quelques becs de gaz. Aucune chaloupe de pêche ne rentrait ni ne rentrerait avant deux ou trois heures. Le flot ne commençait point à se faire sentir. Le canot ne risquait donc pas d’être rencontré lorsqu’il traverserait la baie de Cork.

« Par ici, dit Corty, en montrant la gauche, du côté où brillaient un feu de port, et, plus loin, sur une hauteur, le phare qui marquait l’entrée de Queenstown.

– Est-ce loin ?… demanda Harry Markel.

– Cinq ou six cents pas.

– Mais je n’aperçois ni John Carpenter, ni Ranyah Cogh…

– Peut-être n’ont-ils pu sortir par le bas de la rue pour gagner le quai ?…

– Ils ont eu à faire un détour… ils vont nous retarder…

– À moins, répondit Corty, qu’ils ne soient déjà à l’appontement…

– Allons », dit Harry Markel.

Et tous deux reprirent leur marche, en ayant soin d’éviter les rares passants qui se dirigeaient vers le quartier toujours empli des rumeurs de la foule aux abords de Blue-Fox.

Une minute après, Harry Markel et son compagnon s’arrêtaient sur le quai.

Les six autres étaient là, étendus dans l’embarcation, qu’ils avaient tenue toujours à flot, même au plus bas de la marée. Aussi pouvait-on facilement y prendre place.

« Vous n’avez vu ni John Carpenter, ni Ranyah Cogh ?… demanda Corty.

– Non, répondit un des matelots, qui se leva en halant sur l’amarre.

– Ils ne peuvent être loin, dit Harry Markel. Restons ici et attendons. »

L’endroit était obscur, et ils ne risquaient point d’être aperçus.

Six minutes s’écoulèrent. Ni le maître d’équipage ni le cuisinier ne paraissaient. Cela devenait très inquiétant. Étaient-ils arrêtés déjà ?… On ne pouvait songer à les abandonner… D’ailleurs, Harry Markel n’avait pas trop de tout son monde pour tenter l’aventure, et, au besoin, lutter contre l’équipage de l’Alert, s’il ne se laissait pas surprendre.

Il était près de neuf heures. Soirée très obscure, sous un ciel de plus en plus chargé de nuages bas et immobiles. S’il ne pleuvait plus, une sorte de brume tombait à la surface de la baie, – circonstance favorable pour les fugitifs, bien qu’ils dussent avoir quelque peine à découvrir le mouillage de l’Alert.

« Où est le navire ?… demanda Harry Markel.

– Là », répondit Corty en tendant la main vers le sud-est.

Il est vrai, lorsque le canot s’en approcherait, on distinguerait, sans doute, le fanal suspendu à l’étai de misaine.

Pris d’impatience et d’inquiétude, Corty remonta d’une cinquantaine de pas vers les maisons en bordure du quai, dont plusieurs fenêtres étaient éclairées. Il se rapprocha ainsi de l’une des rues par lesquelles devaient déboucher John Carpenter et le cuisinier. Lorsque quelque individu en sortait, Corty se demandait si ce n’était pas l’un d’eux, en cas qu’ils eussent dû se séparer. Alors, le maître d’équipage aurait attendu son compagnon, celui-ci ne sachant quelle direction suivre pour rejoindre l’embarcation au pied de l’appontement.

Corty ne s’avançait qu’avec la plus extrême prudence. Il se défilait le long des murailles, prêtant l’oreille au moindre bruit. À chaque instant pouvait se produire une irruption de constables. Après avoir inutilement perquisitionné les tavernes, la police continuerait assurément ses recherches sur le port et visiterait les canots amarrés au quai. À ce moment, Harry Markel et les autres, mis en alerte, durent croire que la chance allait tourner contre eux.

En effet, à l’extrémité de la rue du Blue-Fox, éclata un bruyant tumulte. La foule reflua au milieu des cris et des bourrades.