Mais ils font preuve d'une curiosité universelle qui n'est pas la marque des esprits obtus. Peu à peu, Flaubert lui-même ne peut que le constater, leur intelligence s'éveille. Leurs idées sont souvent généreuses et ils savent évoluer, contrairement aux autres personnages du livre. C'est un peu comme Don Quichotte, que Cervantès souhaitait faire passer pour un vieux fou épris de chimères et qui se trouve incarner plutôt dans notre imaginaire le rêveur magnifique en butte à la médiocrité du réel. Remarquons enfin que Flaubert a dû lire lui aussi et dans le même désordre tous les livres et traités que dévorent ses personnages et qu'il a cherché comme eux, avant eux et un peu à leur manière, dans quelle région ils pourraient s'établir. Il fait corps avec Bouvard et Pécuchet plus qu'il ne le croit (ou ne se l'avoue). Son livre prend surtout pour cible, non sans cruauté, non sans désespoir, la prétention de l'homme à tout élucider.
Quelle est pour vous la phrase ou la formule « culte » de cette œuvre ?
Celle-ci, qui illustre tout à la fois l'ambition et le ridicule de Bouvard et Pécuchet, ainsi que la forme particulière de comique qui nous réjouit dans ce livre : « Ils abordèrent la question du sublime. » Mais il conviendrait de citer aussi toutes ces petites formules implacables de Flaubert par quoi se conclut chacune de leurs audacieuses entreprises : « La désillusion fut complète » ou encore « Tout rata. »
Si vous deviez présenter ce livre à un adolescent d'aujourd'hui, que lui diriez-vous ?
Je taillerais ma barbe en pointe puis je lui dirais, mon garçon, éteins ton portable, débranche ta console, injecte-toi ce puissant vaccin contre l'esprit grégaire et la crédulité, arme-toi une bonne fois pour toutes contre la bêtise, médite cette belle leçon d'ironie critique, fais-en profit – et amuse-toi !
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Avez-vous un personnage « fétiche » dans cette œuvre ? Qu'est-ce qui vous frappe, séduit (ou déplaît) chez lui ?
Bouvarépécuchet, sans hésitation ! Tous les autres personnages du livre ne sont que des figurants, ils incarnent des types plus que des êtres, un peu comme Homais dans Madame Bovary. Ils peuplent ce petit théâtre risible de la province tel que le voyait Flaubert. Tous sont prisonniers d'une pensée étroite, bornée par la vanité et la défense de leurs intérêts. Ils sont d'ailleurs en cela beaucoup plus bêtes que nos deux héros qui n'hésitent jamais à tout lâcher, à tout sacrifier, à tout abandonner, à tout perdre. Impossible bien sûr de choisir entre Bouvard et Pécuchet qui sont les deux faces de cette créature dialectique inventée par Flaubert, parce qu'un dialogue constant était nécessaire à l'examen contradictoire des questions abordées. Ils sont donc indissociables, même s'ils ont chacun leur tempérament : Pécuchet, caricature du célibataire vierge et rechigné, avec des exaltations imprévisibles ; Bouvard, plus expansif, bon vivant. Ces oppositions de caractère favorisent aussi la forme du débat qui est le principe du livre. Ce qui n'empêche pas que les deux bonshommes finissent par exister pour le lecteur, leur acharnement et leur bonne volonté les font vivre aussi bien que leurs ridicules.
Ce personnage commet-il, selon vous, des erreurs au cours de sa vie de personnage ?
Bouvarépécuchet ne fait que cela. Il a pourtant l'esprit de méthode, mais il se fourvoie systématiquement. N'oublions pas cependant que l'erreur est le principe de la connaissance. C'est à force de se tromper qu'un beau jour on ne se trompe plus. Il me semble encore une fois que les deux amis évoluent au cours du roman. Ils sont d'abord des agriculteurs franchement inaptes et ineptes. Par la suite, leurs arguties philosophiques et religieuses lèvent effectivement quelques lièvres et quelques couleuvres du genre de ceux que Flaubert lui-même aimait débusquer.
Quel conseil lui donneriez-vous si vous le rencontriez ?
De ne plus tant écouter les conseils ! Bouvard et Pécuchet n'en reçoivent que trop. Ils sont tout au long de leur histoire embarrassés d'avis contradictoires. Le scepticisme qu'ils rencontrent au bout de toutes leurs tentatives naît justement de cette impossibilité de trancher entre des opinions qui s'annulent. Ils sonttoujours bienveillants au départ, crédules ; ils accordent facilement leur confiance. Leur défiance s'éveille peu à peu. Ils sont pareils à deux inspecteurs qui démontreraient au cours de leur enquête la nullité des preuves à charge aussi bien que des alibis de tous les suspects, sans parvenir pour autant à débrouiller l'énigme et mettre la main sur le coupable.
Si vous deviez réécrire l'histoire de ce personnage aujourd'hui, que lui arriverait-il ?
Aujourd'hui, Bouvard et Pécuchet auraient du pain sur la planche. Je les imagine surfant tout le jour sur Wikipédia… On aimerait les voir se confronter à la psychanalyse, à l'art contemporain, à la diététique, à l'écologie, à la génétique, à la robotique, à l'humanitaire, à la conquête spatiale… Autant de domaines qui seraient pour eux de parfaits champs d'expérimentation où ils ne manqueraient pas de s'illustrer. D'ailleurs, la mécanique de ce roman est si redoutable que le lecteur peut la faire jouer lui-même par l'imagination à propos de toutes les questions qui agitent l'esprit humain ou la société. C'est en somme une méthode critique très efficace. Et puis, nos engouements naïfs pour les nouvelles technologies, pour la nourriture bio, pour les mondes virtuels, par exemple, ressemblent fort aux enthousiasmes mal informés de Bouvard et Pécuchet.
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Le mot de la fin ?
Bouvard et Pécuchet est évidemment un livre d'un comique sombre, empreint de pessimisme et surtout d'un grand scepticisme. Toute expérience humaine – y compris l'amour – semble ouvrir une voie nouvelle vers la déconvenue.
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