Il arriva ce à quoi il se serait le moins attendu : on ne remarqua pas son attitude de défi. Oui, ils ne semblaient même pas l’apercevoir, lui qui, pourtant, la veille, avait été le centre de leur entretien ! Ils parlaient tous deux par-dessus sa tête, plaisantaient ensemble et riaient comme s’il eût disparu sous la table. Le sang lui monta aux joues ; dans sa gorge il y avait comme un bâillon qui l’empêchait de respirer. Il frissonnait en se rendant compte de sa lamentable impuissance. Ainsi donc il lui fallait rester là, tranquillement assis, voir comment sa mère lui prenait son ami, le seul être humain qu’il aimât, et il ne pouvait se défendre que par le silence ? Soudain il éprouva le besoin de se lever et de frapper sur la table de ses deux poings. Simplement pour qu’ils remarquassent sa présence. Mais il se contint : il se borna à poser sa fourchette et son couteau et cessa de manger. Mais pendant longtemps ils n’aperçurent même pas ce jeûne obstiné ; la mère ne s’en rendit compte qu’au dernier plat et elle lui demanda s’il ne se trouvait pas bien.
« C’est assommant, se dit-il, elle ne pense toujours
qu’à savoir si je ne suis pas malade ; autrement tout le reste lui est égal. »
Il répondit sèchement qu’il n’avait pas envie de manger et elle n’en demanda pas davantage. Rien, absolument rien, ne put attirer leur attention sur lui. Le baron paraissait l’avoir oublié ; il ne lui adressa pas une seule fois la parole. Edgar sentait de plus en plus qu’il allait pleurer ; finalement il fut obligé de recourir à la ruse des enfants, à prendre vite sa serviette avant que personne ait pu s’apercevoir que des larmes coulaient sur ses joues et mouillaient ses lèvres de leur salure. Il ne respira que lorsque le repas fut terminé.
Pendant le déjeuner, sa mère avait proposé une promenade en voiture à Maria-Schutz. Edgar, en l’entendant, s’était mordu les lèvres. Ainsi elle ne voulait plus le laisser une minute seul avec son ami. Mais sa haine devint brusquement furieuse lorsqu’elle lui dit, en se levant : « Edgar, tu vas encore oublier tout ce que tu as appris à l’école ; tu devrais bien, pour une fois, rester à la maison et repasser tes leçons. »
De nouveau ses petits poings se serrèrent. Toujours elle cherchait à l’humilier devant son ami, à rappeler devant les gens qu’il n’était encore qu’un enfant, qu’il devait aller à l’école et qu’il n’était admis parmi les grandes personnes que par tolérance. Mais cette fois-ci l’intention était trop flagrante. Il ne répondit pas et se tourna de l’autre côté.
« Ha, ha ! encore offensé », dit-elle en souriant. Puis s’adressant au baron elle ajouta : « Serait-ce réellement mauvais pour lui de travailler une heure ! » Et alors (en entendant cela, quelque chose se glaça, se pétrifia dans le cœur de l’enfant) le baron dit, lui qui se prétendait son ami, lui qui l’avait traité de casanier : « Non, une heure ou deux d’étude ne peuvent pas lui faire de mal. »
Etait-ce là une entente ? S’étaient-ils vraiment ligués contre lui ? Dans le regard de l’enfant la colère flamba. « Papa a défendu qu’ici je travaille ; papa veut que je me repose », lança-t-il avec toute la fierté que lui donnait sa maladie, en se raccrochant désespérément à la parole, à l’autorité de son père. Il y avait dans sa réplique comme une menace. Et, le plus étonnant, c’est que ce mot de « papa » parut provoquer en effet chez tous deux un sentiment de malaise. La mère détourna les yeux, tambourinant nerveusement sur la table avec ses doigts. Un pénible silence régna entre eux. « Comme tu voudras, Edy », finit par dire le baron avec un sourire forcé. « Moi, je n’ai plus d’examen à subir ; il y a déjà très longtemps que j’ai échoué dans tous. »
Mais Edgar ne sourit pas à cette plaisanterie ; il ne fit que jeter sur le baron un regard pénétrant et inquisiteur, comme s’il voulait scruter le fond de son âme. Que se passait-il donc ? Il y avait quelque chose de changé entre eux que l’enfant ne comprenait pas. Ses yeux erraient avec inquiétude. Un petit battement rapide heurtait son cœur : le premier soupçon.

« Qu’est-ce qui les a tellement changés ? » pensait l’enfant assis en face d’eux dans la voiture en marche. « Pourquoi ne sont-ils plus à mon égard ce qu’ils étaient avant ? Pourquoi maman évite-t-elle toujours mon regard, lorsque je le dirige vers elle ? Pourquoi cherchent-ils toujours devant moi à dire des plaisanteries et à faire le polichinelle ? Tous deux ne me parlent plus comme ils le faisaient hier et avant-hier ; je pourrais presque dire que leurs visages ne sont plus les mêmes.
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