Maman a aujourd’hui les lèvres toutes rouges ; elle doit se les être rougies, jamais je ne l’avais vue ainsi. Et lui a toujours le front plissé, comme si je l’avais offensé. Je ne leur ai pourtant rien fait ? Je n’ai dit aucune parole qui pût les choquer ? Non, ce n’est pas moi qui peux être la cause de leur changement, car ils sont eux-mêmes, l’un à l’égard de l’autre, tout différents de ce qu’ils étaient. On dirait qu’ils ont projeté une chose qu’ils n’osent pas se confier. Ils ne parlent plus comme hier ; ils ne rient pas ; ils sont gênés, ils cachent un secret qu’ils ne veulent pas me révéler. Un secret qu’il faut que je connaisse. Je m’en rends déjà compte, ce doit être ce secret devant lequel ils me ferment toujours les portes, ce secret dont il est question dans les livres et dans les opéras, lorsque les hommes et les femmes chantent l’un en face de l’autre en écartant les bras, lorsqu’ils s’embrassent et se repoussent. Ce doit être quelque chose comme ce qui est arrivé avec ma maîtresse de français qui se comporta si mal avec papa et qui ensuite fut renvoyée. Tout cela s’enchaîne, je le sens, mais je ne sais pas comment. Oh ! le savoir, le savoir enfin, ce secret, la saisir cette clé qui ouvre toutes les portes ! N’être plus un enfant devant lequel on cache et dissimule tout ! Ne plus se laisser duper et tromper ! Maintenant ou jamais ! Je veux le leur arracher, ce terrible secret. »

Un pli se creusa à son front ; ce chétif gamin de douze ans avait presque un air vieillot, en méditant ainsi gravement, sans avoir un seul regard pour le paysage qui se déployait tout autour de lui en couleurs vives : les montagnes dans le vert épuré de leurs forêts de conifères et les vallées dans l’éclat délicat du printemps tardif. Il ne prêtait attention qu’aux deux visages qui lui faisaient face sur la banquette de la voiture, comme si, avec ses regards ardents, il eût pu, ainsi qu’un pêcheur avec sa ligne, capturer le secret caché dans les profondeurs luisantes de leurs yeux. Rien n’aiguise mieux l’intelligence qu’un soupçon passionné ; rien ne déploie mieux toutes les possibilités de l’intellect non encore mûr qu’une piste qui se perd dans l’obscurité. Parfois ce n’est qu’une seule et mince cloison qui sépare les enfants de ce que nous appelons le monde réel et un souffle de vent fortuit la leur ouvre brusquement.

Edgar se voyait tout à coup plus près de l’inconnu, du grand secret, qu’il ne l’avait encore jamais été ; il le sentait là devant lui, encore inaccessible et indéchiffré, mais, malgré cela, tout près de lui. Cela l’excitait et lui donnait une gravité solennelle et soudaine. Inconsciemment, il se rendait compte qu’il se trouvait au terme de son enfance.

En face de lui, les deux complices sentaient une sourde résistance, sans pouvoir la définir, et sans se douter qu’elle venait de l’enfant. Ils étaient à l’étroit et gênés dans la voiture. Les deux yeux qu’ils voyaient devant eux, la sombre ardeur qui y flamboyait les embarrassaient. Ils osaient à peine parler, à peine se regarder. Ils ne retrouvaient plus maintenant le chemin de cette conversation légère et mondaine à laquelle ils étaient pourtant si habitués, déjà trop engagés dans la voie des confidences brûlantes, de ces mots dangereux dans lesquels tremble la lascivité caressante d’attouchements secrets. Leur entretien était hésitant, intermittent : ils s’arrêtaient, ils voulaient reprendre, mais sans cesse ils trébuchaient contre le silence obstiné de l’enfant.

Ce silence était surtout pesant pour la mère. En regardant prudemment l’enfant de côté elle venait de découvrir dans la manière dont il pinçait les lèvres une ressemblance avec son mari, quand il était énervé ou fâché. Il lui était pénible d’être obligée de se souvenir de celui-ci juste au moment où se nouait entre elle et le baron une aventure amoureuse. Le gamin, avec ses yeux sombres et chercheurs, avec cette attitude de guetteur derrière son front pâle, lui semblait être un fantôme chargé de surveiller sa conscience et d’autant plus insupportable là, dans l’étroitesse de la voiture, à dix pouces d’elle. Soudain Edgar la regarda pendant une seconde. Tous deux baissèrent aussitôt les yeux : ils sentaient qu’ils s’épiaient. Jusqu’à présent ils avaient eu une confiance aveugle l’un dans l’autre ; mais maintenant, entre la mère et l’enfant, entre elle et lui, il y avait quelque chose de changé. Ils commençaient à s’observer, à séparer leurs deux destinées, chacun ayant déjà pour l’autre une haine secrète, qui était encore trop nouvelle pour qu’ils osassent se l’avouer.

Ils eurent tous trois un soupir de soulagement lorsque les chevaux revinrent s’arrêter devant l’hôtel. Ç’avait été une excursion malheureuse, ils le sentaient, mais aucun d’eux n’osait le dire. Edgar descendit le premier de la voiture. Sa mère s’excusa en prétendant qu’elle avait des maux de tête et s’empressa de monter dans sa chambre ; elle était fatiguée et voulait être seule.