Le baron paya le cocher, regarda l’heure et se dirigea vers le hall sans faire attention au gamin qui était resté là. Il passa devant lui, avec ses fines et sveltes épaules, avec cette démarche balancée et au rythme léger qui enchantait tellement l’enfant que, la veille, il avait essayé de l’imiter. Il passa sans hésitation. Visiblement il l’avait oublié et il le laissait là avec le cocher, avec les chevaux, comme un étranger.
Edgar sentit quelque chose se briser en son être en voyant faire son ami que, malgré tout, il aimait encore avec tant d’idolâtrie. Le désespoir jaillit en son cœur
lorsque le baron fila, sans l’effleurer de son manteau, sans lui dire un mot, à lui qui, pourtant, n’avait commis aucune faute. Il fut incapable de garder cette contenance qu’il avait jusqu’à présent eu tant de peine à s’imposer ; le poids artificiel de sa dignité tomba de ses frêles épaules ; il redevint un enfant, petit et humble, comme la veille et comme toujours auparavant. Malgré lui, d’un pas rapide et tremblant, il courut derrière le baron, se plaça devant lui, alors qu’il allait monter l’escalier, et lui dit d’une voix oppressée, en contenant difficilement ses larmes :
— Que vous ai-je fait, pour que vous ne fassiez plus attention à moi ? Pourquoi, à présent, êtes-vous toujours ainsi avec moi ? Et maman aussi ? Pourquoi voulez-vous toujours m’écarter ? Est-ce que je vous gêne ou bien me suis-je mal conduit ?
Le baron tressaillit. Dans cette voix il y avait quelque chose qui le rendait confus et le portait à la douceur. Il eut pitié de l’innocent gamin.
— Edy, tu es un petit fou. J’étais tout simplement de mauvaise humeur, aujourd’hui. Tu es un charmant enfant, que j’aime bien. En même temps, il lui tirait amicalement les cheveux, mais en détournant à demi son visage, pour ne pas voir ses grands yeux humides et suppliants. La comédie qu’il jouait commençait à lui être pénible. Il avait honte vraiment d’avoir trompé d’une façon si indigne l’amour de cet enfant, et cette voix menue, secouée de sanglots, lui faisait mal. « Va-t’en dans ta chambre. Edy, lui dit-il d’un ton bienveillant, ce soir nous nous réconcilierons, tu verras. »
— Mais vous ne permettrez pas que maman m’envoie au lit tout de suite, n’est-ce pas ?
— Non, non, Edy, sois tranquille, fit le baron en
souriant. Monte chez toi maintenant, il faut que je m’habille pour le dîner.
Edgar s’en alla plein de bonheur pour l’instant. Mais bientôt le battement de son cœur se fit de nouveau entendre. Depuis la veille il avait vieilli de plusieurs années ; un hôte étranger, la méfiance, avait pris place dans sa poitrine d’enfant.
Il attendit. C’était l’épreuve décisive. Ils étaient assis à table tous les trois. Neuf heures sonnèrent, mais sa mère ne l’envoya pas se coucher. Déjà il s’inquiétait ; pourquoi, justement aujourd’hui, lui permettait-elle de rester plus tard, elle qui, d’habitude, était si stricte ? Le baron lui avait-il fait part de leur entretien et révélé son désir ? Un brûlant regret de s’être confié à son ami avec toute la franchise de son cœur s’empara de lui. Soudain, à dix heures, sa mère se leva et prit congé du baron. Chose étrange, ce dernier ne paraissait nullement étonné de ce départ prématuré ; il ne chercha pas, non plus, comme il le faisait toujours, à la retenir. Le battement retentissait toujours plus fort dans la poitrine de l’enfant.
Edgar fit semblant de ne rien remarquer et suivit sa mère sans protestation. Mais brusquement ses yeux tressaillirent. Il venait de surprendre chez celle-ci un regard souriant qui, passant par-dessus sa tête, s’adressait au baron, un regard de complicité, relative à quelque secret. Le baron l’avait donc trahi. C’était pour cela que la séparation avait lieu si tôt : on voulait aujourd’ hui l’endormir dans un sentiment de sécurité pour que le lendemain il ne les gênât plus.
— Scélérat ! murmura-t-il.
— Que dis-tu ? demanda sa mère.
— Rien, fit-il entre ses dents.
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