Une femme a alors à prendre la dangereuse décision de vivre sa propre destinée ou celle de ses enfants, d’être femme ou mère. Et le baron, qui, dans ces choses-là, était très pénétrant, croyait justement remarquer chez elle cette dangereuse oscillation entre l’ardeur de vivre et le sacrifice. Elle oubliait sans cesse, dans la conversation, de parler de son époux, qui, manifestement, ne paraissait satisfaire que ses besoins extérieurs, mais non son snobisme, excité par une vie mondaine, et au fond de son être elle était très peu attachée à son enfant. Une ombre d’ennui qui se dissimulait dans ses yeux sombres, sous forme de mélancolie, planait sur son existence et obscurcissait sa
sensualité. Le baron résolut de faire vite, mais en même temps d’éviter toute apparence de précipitation. Au contraire, il voulait, comme le pêcheur qui retire l’hameçon pour mieux appâter, opposer pour sa part à cette nouvelle amitié une indifférence extérieure ; il voulait se faire désirer, alors qu’en réalité c’était lui qui désirait. Il se promit d’outrer un certain orgueil, d’accuser fortement la différence de leurs positions sociales ; la pensée l’excitait d’arriver à conquérir ce beau corps plein et épanoui rien que par l’affirmation de son orgueil, par la sonorité de son nom aristocratique et la froideur de ses manières.
La chaleur du jeu commençait déjà à lui monter à la tête, il se contraignit à la prudence. Après le déjeuner il resta dans sa chambre avec le sentiment agréable qu’on l’attendait, qu’on regrettait qu’il ne fût pas là. Mais cette absence ne fut pas trop remarquée par la personne visée ; par contre, elle constitua un tourment pour le pauvre enfant. Tout l’après-midi, Edgar se sentit infiniment abandonné et comme perdu ; avec la fidélité obstinée particulière aux enfants, il attendit sans se lasser son ami pendant de longues heures. S’en aller ou faire seul n’importe quoi lui eût semblé un manquement à l’amitié. Sans but il se traînait dans les couloirs et plus il se faisait tard, plus son infortune était grande. Dans son inquiétude, il songeait déjà à un accident ou à quelque offense involontaire commise par lui et il était sur le point de pleurer d’impatience et de tristesse.
Le soir, lorsque le baron descendit dîner, il fut magnifiquement reçu. Edgar s’élança au-devant de lui, sans faire attention aux cris de défense de sa mère ni à l’étonnement des autres personnes et, de ses maigres petits bras, il enlaça avec impétuosité la poitrine de son ami : « Où étiez-vous ? Où avez-vous été ? » s’écria-t-il
avec vivacité. « Nous vous avons cherché partout. » Sa mère rougit à cette allusion désagréable qu’il faisait la concernant, et elle lui dit assez rudement en français : « Sois sage, Edgar. Assieds-toi. »
Elle parlait toujours en français avec lui, bien que cette langue ne lui fût pas tout à fait familière et qu’elle perdît facilement pied quand il s’agissait d’explications un peu compliquées. Edgar obéit, mais il ne cessa pas de questionner le baron.
— Mais n’oublie donc pas que monsieur peut faire ce qu’il veut, dit-elle. Peut-être notre société l’ennuie-t-elle ?
Cette fois-ci elle se trahissait et le baron sentit avec joie que ce reproche n’était que l’appel d’un compliment.
Le chasseur qu’il y avait en lui se réveilla. Il était enivré et tout brûlant d’avoir trouvé si vite la bonne piste, de sentir maintenant le gibier tout près de son coup de feu. Ses yeux brillèrent, son sang affluait plus léger dans ses veines ; les paroles jaillissaient de ses lèvres, il ne savait lui-même pas comment. Comme tout homme très incliné à l’érotisme, il était étincelant, quand il savait qu’il plaisait aux femmes – semblable en cela à l’acteur qui ne s’enflamme que lorsqu’il sent les auditeurs fascinés, la masse subjuguée. Il avait toujours été un bon narrateur, aux récits pleins d’images frappantes, mais, ce soir-là (il buvait de temps en temps quelques coupes de champagne, qu’il avait commandé pour célébrer leur amitié), il se dépassa lui-même. Il raconta des chasses dans l’Inde auxquelles il avait assisté, comme invité d’un de ses amis de la haute aristocratie anglaise ; il choisit habilement ce sujet, parce que c’était un sujet quelconque et que, d’autre part, il sentait combien tout ce qui était exotique et inaccessible pour
elle excitait cette femme. Mais ce fut surtout Edgar, dont les yeux flamboyaient d’enthousiasme, qui fut enchanté par ces récits. Il en oubliait de manger, de boire et ses yeux captaient les mots sur les lèvres du narrateur. Jamais il n’avait espéré voir réellement un homme ayant vécu ces choses formidables qu’il lisait dans les livres, la chasse aux tigres, les hommes aux figures de bronze, les Hindous, et la terrible roue de Djaggernat qui écrasait des milliers d’humains sous ses essieux. Jusqu’alors il n’avait pas pensé que de tels hommes existassent réellement, pas plus qu’il ne croyait à l’existence des pays dont il était question dans les contes ; et cette seconde éveillait en lui un sentiment d’importance. Il ne pouvait pas détourner les yeux de son ami, il regardait fixement, haletant, ces mains tout près de lui qui avaient tué un tigre. A peine osait-il poser une question et alors sa voix résonnait toute fiévreuse. Son imagination rapide lui faisait apercevoir chaque scène du magique récit ; il voyait son ami juché sur l’éléphant recouvert d’une housse pourpre, avec, à droite et à gauche, des figures bronzées, aux turbans précieux, et le tigre qui soudain, les dents luisantes, bondissait hors de la jungle et abattait sa patte sur la trompe du pachyderme.
1 comment