Ensuite le baron raconta quelque chose de plus intéressant encore, l’artifice qu’on employait pour capturer des éléphants et qui consistait à attirer dans des fosses les jeunes, sauvages et pétulants, au moyen de bêtes vieilles et dressées : les yeux de l’enfant lançaient du feu. Soudain (et ce fut comme s’il eût vu un couteau briller et frapper devant lui) sa maman dit, en regardant l’horloge : « Neuf heures ! Au lit ! »
Edgar pâlit de frayeur. Pour les enfants, être envoyé au lit est une punition terrible, parce que c’est pour eux
une humiliation évidente devant les grandes personnes, la preuve de leur faiblesse et de leur infériorité. Mais combien atroce était une pareille chose au moment le plus intéressant, puisqu’elle l’empêchait d’apprendre la suite de ces événements inouïs !
— Rien que cela, maman, l’histoire des éléphants rien que cela, permets-moi de l’entendre raconter.
Il allait se mettre à implorer, mais il songea vite à sa nouvelle dignité de grande personne. Aussi ne fit-il qu’une tentative. Mais sa mère était, ce soir-là, étrangement sévère.
— Je dis non ; il est trop tard ; monte dans ta chambre. Sois sage, Edgar. Je te raconterai entièrement toutes les histoires que j’aurai entendues.
Edgar hésita. D’habitude sa mère l’accompagnait toujours au lit. Mais il ne voulut pas faire le suppliant devant son ami. Son orgueil d’enfant voulait laisser à ce pitoyable départ une apparence d’obéissance volontaire :
— Mais, c’est bien vrai, maman, tu me raconteras tout, tout, l’histoire des éléphants et les autres ?
— Oui, mon enfant.
— Tout à l’heure ? Ce soir même ?
— Oui, oui, mais maintenant va dormir. Va.
Edgar fut surpris lui-même de pouvoir tendre sans rougir la main au baron et à sa maman bien que les sanglots fussent déjà prêts à éclater dans son gosier. Le baron passa amicalement ses doigts dans la chevelure de l’enfant, ce qui amena un léger sourire sur son visage nerveux. Mais ensuite Edgar dut se précipiter vers la porte, sinon on aurait vu de grosses larmes lui couler sur les joues.

La mère resta encore quelque temps dans la salle à manger avec le baron, mais il ne parlait plus d’éléphants ni de chasse. Une légère oppression, un embarras subit, dominait leur entretien depuis que l’enfant les avait quittés. Finalement ils se rendirent dans le hall et s’assirent dans un coin. Là le baron ne tarda pas à retrouver sa verve et se montra de plus en plus étincelant ; elle-même, le champagne aidant, était un peu animée ; la conversation prit donc vite un caractère dangereux. A vrai dire, le baron n’était pas ce que l’on appelle un bel homme ; mais il était jeune et avait un aspect très viril, avec son visage légèrement bronzé et ses cheveux courts ; il ravissait cette femme par la liberté presque impertinente de ses mouvements. Maintenant elle aimait à le regarder de près et n’avait plus peur de ses yeux. Petit à petit se glissa dans les paroles du baron une hardiesse qui la troubla, quelque chose qui était comme une façon de saisir son corps, de le tâter et puis de le laisser, quelque chose qui ressemblait à un désir indicible et qui faisait monter le sang à ses joues. Mais aussitôt il se remettait à rire étourdiment, librement, comme un enfant, ce qui donnait à ces petites manifestations du désir une apparence de gaminerie. Parfois il lui semblait qu’elle allait repousser avec sévérité certaines audaces de langage, mais, comme elle était d’une nature coquette, ces audaces ne faisaient que l’exciter à en entendre davantage. Et, entraînée par ce jeu téméraire, elle essaya même, à la fin, de l’imiter. Elle répondait ; ses regards lançaient à son
partenaire de vagues promesses ; elle s’abandonnait déjà, dans ses mots et dans ses mouvements ; elle tolérait même son approche, le voisinage immédiat de cette voix dont elle sentait parfois le souffle chaud et frémissant sur ses épaules. Comme tous les joueurs, ils ne se rendaient pas compte de l’écoulement du temps et ils étaient si complètement absorbés par leur ardent entretien qu’ils eurent un sursaut de frayeur lorsqu’à minuit les lumières du hall s’éteignirent en partie.
Elle se leva, obéissant à son premier mouvement d’effroi, elle voyait tout à coup avec quelle témérité elle s’était risquée si loin. Certes, jouer avec le feu n’était pas nouveau pour elle, mais maintenant son instinct lui disait combien ce jeu était déjà devenu sérieux. Elle découvrit en frissonnant qu’elle n’était plus tout à fait sûre d’elle-même, que quelque chose en elle commençait à glisser et menaçait de l’emporter dans un inquiétant tourbillon. La tête lui tournait sous l’effet de l’appréhension, du vin et des ardents discours ; une peur stupide, insensée s’empara d’elle, cette peur que déjà elle avait connue dans de pareilles secondes, mais jamais d’une manière aussi violente, ni aussi vertigineuse. « Bonne nuit, bonne nuit, à demain matin », dit-elle hâtivement, désirant prendre congé. Elle voulait échapper moins au baron qu’au danger de cette minute et de cette nouvelle et étrange incertitude qu’elle éprouvait en elle-même.
1 comment