Je ne voulais pas gâcher cela en interrogeant l’avenir. Mais, en vérité, nous avions beaucoup de questions à poser à l’avenir ; et bientôt Duare en souleva une assez innocemment.

— Où allons-nous ? demanda-t-elle.

— À la recherche de Vépaja, lui dis-je. Je vais tenter de te ramener chez toi.

Elle secoua la tête.

— Non, nous ne pouvons y aller.

— Mais c’est le seul endroit où tu désirais aller depuis que tu as été enlevée par les klangan, lui rappelai-je.

— Mais plus maintenant, Carson. Mon père, le jong, te ferait exécuter. Nous nous sommes parlé d’amour, et nul homme ne peut parler d’amour à la fille du jong de Vépaja avant qu’elle ait vingt ans. Tu le sais bien.

— Je devrais assurément le savoir, la taquinai-je ; tu me l’as dit assez souvent.

— Je l’ai fait pour ta propre sécurité, et pourtant j’ai toujours aimé te l’entendre dire, avoua-t-elle.

— Dès le départ ? demandai-je.

— Dès le départ. Je t’ai aimé dès la première fois, Carson.

— Tu es experte en dissimulation. Je croyais que tu me détestais ; et pourtant, parfois je me posais des questions.

— Et parce que je t’aime, tu ne dois jamais tomber entre les mains de mon père.

— Mais où pouvons-nous aller, Duare ? Connais-tu un seul endroit sur tout ce monde où nous serions en sécurité ? Il n’y en a aucun ; et en Vépaja, toi du moins serais en sécurité. Je devrai prendre le risque de me concilier ton père.

— Cela ne pourra jamais se faire, déclara-t-elle. La loi non écrite qui décrète cette chose est aussi vieille que l’antique empire de Vépaja. Tu m’as parlé des dieux et des déesses des religions de ton monde. En Vépaja la famille royale occupe une position similaire dans les esprits et dans les cœurs des gens, et cela est particulièrement vrai en ce qui concerne la fille vierge d’un jong – elle est absolument sacro-sainte. La regarder est une offense ; lui parler est un crime passible de mort.

— C’est une loi insensée, lançai-je. Où serais-tu maintenant si j’avais suivi ses exigences ? Morte. Je pense que ton père éprouvera un peu de reconnaissance envers moi.

— Comme père, oui ; mais pas comme jong.

— Et je suppose qu’il est jong d’abord, dis-je, un peu amèrement.

— Oui, il est jong d’abord ; et nous ne pouvons donc retourner en Vépaja, dit-elle d’un ton sans appel.

Quel tour ironique le Destin m’avait joué ! Avec tant de possibilités sur deux mondes pour qu’il me choisisse la fille dont je tomberais amoureux, il avait fini par sélectionner une déesse. C’était dur, mais je n’aurais pas voulu qu’il en fût autrement. Avoir aimé Duare, et savoir qu’elle m’aimait valait mieux que toute une vie avec toute autre femme.

Duare ayant décidé que nous ne devions pas retourner en Vépaja, je restai sans trop savoir que faire. Bien sûr, j’ignorais si nous aurions pu trouver Vépaja de toute façon, mais du moins c’était un objectif. Maintenant je n’avais rien. Havatoo était la plus magnifique cité que j’eusse jamais vue ; mais l’incroyable décision des juges qui avaient examiné Duare après que je l’eusse sauvée de la Cité des Morts, et notre évasion, nous rendaient impossible toute perspective de retour. Rechercher une cité hospitalière sur ce monde étrange semblait inutile et sans espoir. Vénus est un monde de contradictions, d’anomalies et de paradoxes. Au sein de scènes de paix et de beauté, on rencontre les plus effroyables fauves ; chez un peuple amical et cultivé existent des coutumes insensées et barbares ; dans une cité peuplée d’hommes et de femmes d’une intelligence et d’une gentillesse supérieures, la miséricorde est totalement inconnue de ses tribunaux. Quel espoir avais-je donc de trouver une retraite sûre pour Duare et pour moi ? Je décidai alors de reconduire Duare en Vépaja afin qu’elle du moins fût sauve.

Nous volions vers le sud, suivant le cours du Gerlat kum Rov, le Fleuve de la Mort, en direction de la mer vers laquelle ses eaux finiraient, je le savais, par me conduire. Je volais à basse altitude car Duare et moi désirions tous deux voir le paysage qui se déroulait majestueusement à nos pieds. Il y avait des forêts, des collines, des plaines et, dans le lointain, des montagnes ; et au-dessus de tout cela, comme le toit d’une tente colossale, s’étirait l’enveloppe nuageuse interne qui entoure entièrement la planète et qui, avec l’enveloppe nuageuse externe, tempère la chaleur du soleil et rend la vie possible sur Vénus. Nous vîmes des troupeaux d’animaux qui paissaient sur les plaines, mais nous ne vîmes ni cités ni hommes. C’était un vaste pays sauvage qui s’étirait à nos pieds, beau mais mortel – typiquement amtorien.

Notre trajectoire allait plein sud et je pensais que, quand nous atteindrions la mer, nous n’aurions qu’à continuer tout droit pour trouver Vépaja. Sachant que Vépaja était une île et ayant toujours en tête qu’un jour je voudrais peut-être y retourner, j’avais conçu mon appareil avec des flotteurs rétractables en plus du train d’atterrissage ordinaire.

La vue des troupeaux à nos pieds faisait penser à la nourriture et stimulait mon appétit. Je demandai à Duare si elle avait faim.