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– Peut-être n’êtes-vous pas assise en cette salle et ne suis-je pas assis auprès de vous. Ce sont là points où le doute est également licite. Ne pas tenir de journal ! Comment les cousines dont vous êtes séparée feront-elles pour suivre le cours de votre vie à Bath, sans journal ? Comment vous rappeler les robes que vous aurez portées, comment décrire l’état de votre âme et celui de votre chevelure en toute leur diversité, si vous ne pouvez vous référer constamment à un journal ? Ma chère mademoiselle, je ne suis pas aussi ignorant de ce que font les jeunes filles que vous semblez croire… Tout le monde reconnaît que le talent d’écrire une lettre est particulièrement féminin ; la nature peut y être pour quelque chose ; mais, j’en suis certain, elle est puis-samment aidée par cette charmante habitude qu’ont les femmes de tenir un journal.

– Je me suis quelquefois demandé, dit Catherine en hési-tant, si vraiment les femmes écrivent une lettre beaucoup mieux que les hommes… c’est-à-dire… je ne crois pas que la supériorité soit toujours de notre côté.

– Autant que j’en ai pu juger, il me semble que le style ordinaire des lettres de femme est sans défaut, sauf trois choses.

– Et qui sont ?

– La ténuité du sujet, un total insouci de la ponctuation et une méconnaissance fréquente de la grammaire.

– Sur ma parole, je n’avais pas à avoir peur en désavouant le compliment ! Vous n’avez pas une trop haute opinion de nous sur ce point.

– Je ne dirais pas que les femmes écrivent mieux une lettre, pas plus que je ne dirais qu’elles chantent mieux un duo ou dessinent mieux le paysage. Dans toute chose qui dépend du goût, le mérite est à peu près également réparti entre les sexes.

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Ils furent interrompus par Mme Allen.

– Ma chère Catherine, dit-elle, retirez cette épingle de ma manche, je crains qu’elle y ait déjà fait une déchirure. J’en serais désolée. C’est une de mes robes préférées, quoiqu’elle ne coûte que neuf shillings le yard.

– C’est précisément le prix que je pensais, madame, dit M. Tilney en regardant la mousseline.

– Vous entendez-vous en mousselines, monsieur ?

– Particulièrement. J’achète toujours mes cravates et je suis réputé un excellent juge. Souvent ma sœur s’est fiée à moi pour le choix d’une robe. Je lui en ai acheté une l’autre jour et qui a été déclarée une prodigieuse occasion par toutes les dames qui l’ont vue. Je ne la payai que cinq shillings le yard… et une mousseline de l’Inde véritable.

Mme Allen était émerveillée de tant de génie.

– Ordinairement les hommes s’occupent si peu de ces choses ! dit-elle. M. Allen est bien incapable de distinguer mes robes les unes des autres. Vous devez être à votre sœur d’un grand secours, monsieur.

– J’ose croire, madame.

– Et, dites-moi, monsieur, que pensez-vous de la robe de miss Morland ?

– Très jolie, madame, dit-il en l’examinant gravement ; mais je ne crois pas qu’elle se lave bien ; je crains qu’elle s’éraille.

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– Comment pouvez-vous, dit Catherine en riant, être si… ?

(Elle avait presque dit : bizarre.)

– Je suis tout à fait de votre avis, monsieur, répondit Mme Allen, et je l’ai dit à miss Morland quand elle l’a achetée.

– Mais vous savez, madame, que la mousseline peut toujours être utilisée. Miss Morland y trouvera bien de quoi se faire un fichu, un chapeau ou un voile.